La Mouche (Howard Shore - David Cronenberg) au Théâtre du Châtelet

Les créations à l'opéra ne sont pas si fréquentes, mais après Le Roi se meurt et Melancholia c'est tout de même la troisième à laquelle j'ai eu la chance d'assister (la quatrième si l'on compte l'Autre Côté, qui a été créé à Strasbourg et repris à Paris en version de concert). Un choix que je ne regrette pas globalement: il y a du bon, du très bon et du moins bon dans ce que j'ai vu et entendu, mais c'était toujours plus intéressant qu'une N-ième reprise de La Traviata ou de Don Giovanni

the fly howard shore david cronenberg

Le sujet: n'ayant pas vu le film de Cronenberg (c'est même un des seuls films de ce réalisateur que je n'ai pas vu), je ne dirai rien sur la transposition du cinéma au théâtre lyrique. Constatons simplement que ce sujet dense et contemporain a tout d'un grand sujet dramatique: outre une histoire d'amour (qui se joue à trois comme il se doit), on y trouve le thème du savant fou cher à la science-fiction mais aussi ceux de la différence, de l'acceptation de soi, de la mort. La diversité des personnages, des sentiments et des situations est contrebalancée par la force du thème central qui les unifie: la transformation du Pr Brundle en un hybride génétique improbable d'homme et de mouche.

La musique: dans le genre musique de film post-wagnérienne à la John Williams, celle d'Howard Shore est à peu près ce qui se fait de mieux, si l'on en juge d'après le Seigneur des Anneaux, son plus grand succès. Howard Shore connait bien David Cronenberg car il a fait la musique de presque tous ses films, comme Videodrome, eXistenZ ou Crash (et bien sûr The Fly). Les premières mesures ont un petit parfum de gammes par ton qui fait furieusement penser à Debussy, mais cette impression ne perdurera pas. Pour autant que j'ai pu en juger, la musique de The Fly est essentiellement tonale, écrite dans les tons mineurs. Même dans les scènes d'amour, elle garder un caractère lourd et menaçant, ce qui peut se justifier dans la mesure où ça contribue à l'unité de l'ensemble. Dans les moments les plus menaçants ou dramatiques, les sonorités se font plus dures et dissonantes, mais ça n'est pas du Xenakis ou du Ligeti. Si le métier du compositeur est d'utiliser au mieux les ressources de l'orchestre pour communiquer des émotions au public, alors Howard Shore a fait honnêtement son travail. A noter que les perceptions peuvent beaucoup diverger sur ce point car Renaud Machart dans le Monde qualifie l'oeuvre d' essentiellement atonale et la compare à un devoir, pâteusement orchestré, couvrant souvent les voix, d'un élève moyennement doué d'Arnold Schoenberg.

L'action: les scènes se succèdent à un rythme assez rapide, qui permet à un argument plutôt riche et dense de tenir en deux actes d'une heure chacun. Les airs ou duos destinés à exprimer les sentiments des personnages dépassent rarement la minute, pour faire place à l'action. Tout cela est au fond très américain, et nous place aux antipodes de Melancholia, où le héros mettait 15 minutes à traverser la scène (un pas toutes les 30 secondes...).

Les voix: félicitations au trio de tête, Daniel Okulitch (baryton-basse), Ruxandra Donose (soprano) et David Curry (tenor) qui donnent vie à des personnages émouvants et attachants sans lesquels le drame perdrait tout son sens. Je n'ai pas trouvé qu'ils étaient couverts par l'orchestre, mais peut-être le chef Placido Domingo a revu l'équilibre après les critiques qui ont suivi la première.

La mise en scène: il existe une différence essentielle entre le cinéma et l'opéra: au cinéma c'est l'image qui raconte, et la musique est subordonnée au rythme de la caméra; à l'opéra c'est la voix qui raconte et la musique qui donne le rythme, avec lequel le metteur en scène doit composer. David Cronenberg semble bien l'avoir compris, si l'on en croit une interview au Monde du 1er juillet Ici, c'est [la musique] qui mène la danse, donne les directions, interprète les dialogues et conduit les émotions. Howard et moi devions donc être sur la même longueur d'onde, et il est plus difficile d'être un collaborateur de qualité qu'un dictateur ! Dans le Monde toujours, le 3 juillet, Renaud Machart trouve sa direction d'acteur minime et ses mouvements rudimentaires. Pour ma part j'ai vu tellement de choses plus moches, plus prétentieuses ou plus maladroites en matière de mise en scène que celle de Cronenberg m'a paru plutôt bien. Les téléporteurs qui font furieusement penser aux séries télé des années 1960 avec leurs lumières clignotantes restent toujours sur scène, ce qui se justifie tant pour des raisons pratiques que dramatiques. Pour changer de décor et nous transporter dans un bar, on les éteint, les membre du chœur amènent avec eux tables, chaises et billard en entrant sur scène, un néon rouge "BAR" s'allume et le tour est joué. Simple et très efficace. On échappe ainsi à deux écueils de la mise en scène moderne: en faire trop ou n'en faire pas assez.

En résumé, une belle production, peut-être pas des plus originales mais très bien réalisée.