La musique, le son et la voix

La question a été abordé par exemple dans les Carnets sur Sol, et elle revient souvent: pourquoi la voix occupe-t-elle une place marginale dans la musique contemporaine ?

L'opéra ou la musique chorale religieuse, qui ont été considéré pendant près de trois siècles comme les formes musicales les plus abouties, semblent tombés en désuétude, au moins partiellement. Alors que l'essentiel de la musique de Bach, Schubert ou Mozart est constitué de musique vocale, on ne peut en dire autant de Dutilleux ou Carter. Lorsque la voix est utilisée, elle l'est davantage en tant qu'instrument qu'en tant que parole chantée. Entre compositeurs et chanteurs, le divorce est ancien et profond puisque de très nombreux chanteurs, certains d'entre eux parmi les plus connus, refusent en bloc toute la musique contemporaine, mettons écrite après 1920. Trop difficile à chanter, à mémoriser, à défendre devant le public. Il y a bien sûr des exceptions, des compositeurs qui écrivent bien et beaucoup pour la voix, des chanteurs qui défendent le répertoire avant-gardiste, mais cela reste des exceptions.

Bien des explications savantes ont été avancées pour ce phénomène: bien que souvent très justes et pertinentes, ces observations ne décrivent souvent que les symptômes et non la cause, les parties et non le tout. Tentons une explication synthétique. Pourquoi la musique d'aujourd'hui ne chante plus ? Parce que c'est la définition même du mot musique qui a changé. Pour mieux l'expliquer, il faut remonter assez loin dans le temps.

Revenons aux origines: aussi loin qu'on remonte dans le temps, toutes les sociétés humaines ont pratiqué la musique. La musique, activité de tous les jours et de tous les membres de la société, est invariablement associée à deux choses: le chant et la danse. Durant des millénaires, pas question de séparer entre musiciens et auditeurs, ni entre musique instrumentale et musique vocale. De ce point de vue les concert de rock, où l'on chante, on crie, on danse, sont certainement plus proches de cette tradition multi-millénaire que les concerts ou l'on reste poliment dans son fauteuil, sans parler, sans bouger et sans tousser, jusqu'aux moment des applaudissements.

Que s'est-il passé ? L'invention de l'écriture, bien entendu. Au début utilisée comme simple support pour faciliter la transmission d'un patrimoine de chansons, elle a acquis un autre statut avec les polyphonistes de la renaissance: le support écrit prend alors de l'importance, on se met à noter non seulement les hauteurs et les paroles, mais aussi les rythmes, et un nouveau métier apparaît: compositeur, et simultanément un autre: chef de chœur. On peut à la rigueur apprendre des chansons à trois ou quatre voix sans support écrit; mais les polyphonies à 8, à 12, et même à 40 voix de Thomas Tallis nécessitent un support écrit. La musique est toujours de la musique vocale, mais c'est une première rupture.

La deuxième rupture intervient avec la naissance de l'orchestre, ou si l'on veut, d'une musique instrumentale pure qui ne puisse exister sans écriture. La musique instrumentale improvisée a sans doute toujours existé: l'archéologie montre que dès qu'on a su tailler le bois ou l'os, on a fait des flûtes, et dès qu'on a su travailler les peaux, on a fait des tambours. Difficile de dater cette rupture: peut-être le début du baroque ? En réalité la transition d'une musique purement improvisée à une musique purement écrite a demandé presque deux siècles. Les partitions des concertos de Vivaldi sont davantage des grilles d'accords destinées à être variées et ornementés que des instructions à suivre scrupuleusement note par note. Le raffinement, la sophistication croissante de la musique symphonique écrite crée une nouvelle division entre musiciens qui se séparent en compositeurs et interprètes. Au cœur du triangle compositeurs-interprètes-auditeurs, on retrouve cependant une notion de chant: le compositeur qui a l'inspiration entend des voix qu'il retranscrit sur papier. L'interprète doit faire chanter son violon, son piano ou son hautbois. Quant à l'auditeur, quelle que soit la complexité de l'écriture, ce sont avant tout des mélodies qu'il va entendre et mémoriser.

La troisième rupture survient lorsque le triangle compositeurs-interprètes-auditeurs se déséquilibre au profit des compositeurs, qui seront progressivement perçus comme les seuls créateurs de musique, les interprètes n'étant que leurs dévoués serviteurs et les auditeurs étant invités à se mettre au niveau pour suivra la pensée forcément géniale du compositeur. Cette valorisation excessive du compositeur, qui a commencé avec Beethoven peut-être, conduira progressivement les compositeurs a écrire en pensant davantage aux autres compositeurs qu'aux interprètes ou au public. Avec le développement spectaculaire de la virtuosité instrumentale au 19e siècle, la musique devient plus difficile, plus technique, et progressivement c'est le son et non la voix qui en devient le centre. Dans un mouvement continu, les partitions sont devenues plus chargées, plus difficiles, les modes de production du sont spécifiées de plus en plus précisément. Alors qu'un prélude et fugue de Bach se joue très bien au quatuor à cordes ou au quatuor de saxophones, la sonate pour violon et piano de Ravel ne peut pas être transcrite pour une autre formation: elle utilise les caractéristiques instrumentales du violon et du piano trop précisément et de manière vraiment constitutive de la musique. Arrivé au début des années 1920, chez Hindemith, Schnönberg et bien d'autres, bien avant la musique bruitiste d'aujourd'hui, les indications qui modifient le timbre ou le mode de jeu (col legno, sul ponticello, flatterzunge, ...) sont devenues constitutives de la partition, au même titre que la hauteur ou le rythme. Dès lors plus question d'imiter la voix lorsqu'on joue du violon: le métier du violoniste est désormais de produire des sons de qualité et de couleur différente pour réaliser le projet d'un compositeur.

La quatrième rupture est la suppression pure et simple de l'interprète, et d'une certaine manière, des auditeurs. On pourrait la dater des années 1950. Elle intervient lorsque les techniques d'enregistrement, de mixage, de traitement du son évoluent au point de permettre aux compositeurs de travailler ou re-travailler le son eux-mêmes. Dès lors tous les sons de la nature, et tous les sons synthétiques deviennent disponibles dans le laboratoire du compositeur, ceux qu'on produit avec un instrument ou avec une voix n'étant qu'une catégorie de sons parmi d'autres, pas forcément parmi les plus excitants car déjà beaucoup explorés. Si on me demandait le nom des compositeurs les plus avant-gardistes des années 1950, je donnerai sans doute ceux de Pierre Schaeffer et Pierre Henry plutôt que Messiaen ou Penderecki, car l'avènement de la musique électrique, électronique, concrète, bruitiste, appelez-la comme vous voulez, est la véritable grande nouveauté de ces années-là.

Que s'est-il passé ensuite ? La musique populaire a absorbé ces nouveaux instruments (synthétiseurs, guitares électriques) en restant fidèle au paradigme originel: la voix et la danse restent indissociables de la musique. Notons au passage que le langage harmonique reste des plus classiques (essentiellement basé sur les modes majeur et mineur, utilisant rarement des accords de plus de 3 sons), et que même le hard rock ou le heavy metal qui jouent sur le timbre (guitares saturés, effets appliqués en temps réel à la voix) et sur la puissance des amplis font un usage très modéré des dissonances, comparé à Webern ou Strawinski. Et la musique savante ? Il sembleraient qu'un certain nombre de musiciens aient eu du mal à s'orienter dans l'infini des possibles, devenu infiniment plus infini qu'auparavant. Ajoutez à cela le culte du compositeur (déjà mentionné) qui interdit par principe toute remise en cause (si vous n'aimez pas la musique de X, c'est que vous n'y comprenez rien), et vous comprendrez plus aisément pourquoi écrire des choses qui chantent ou qui se chantent est devenu la dernière préoccupation des compositeurs sérieux. Il y a tant à faire à explorer les nouvelles possibilités offertes par les instruments acoustiques (dont la technique a continué à évoluer) ou électroniques ! Par ailleurs la nouveauté est valorisé comme le critère suprême de l'art musical (si c'est inouï alors c'est génial même si ça fait mal aux oreilles). Surtout, la musique savante occidentale, en plusieurs étapes et après cinq cents ans d'évolution, est devenu l'art du son et non plus l'art du chant. Ce qui termine la démonstration.

bombe A Une dernière remarque. L'art est aussi le reflet d'une époque, et les artistes, croyant exprimer leur personnalité, nous en disent souvent beaucoup sur l'époque qu'ils vivent et la société qui les entoure. Dans une sorte de pacte faustien, nous vivons entourés de machines qui produisent en permanence un vacarme infernal (avions, voitures, chaînes hi-fi, téléphones portables, tondeuses à gazon, aïlle-pods), qui nous offrent confort et puissance tout en faisant de notre vie un enfer. Nous avons inventé au 20è siècle la dictature, le génocide, la bombe nucléaire, le terrorisme. D'une manière ou d'une autre toute cette violence se retrouve dans notre musique. Et la tentation régressive qu'on retrouve chez les compositeurs néo-classiques, néo-romantiques n'est que l'autre face de la pièce...

Commentaires

1. Le samedi 6 septembre 2008, 03:20 par Jean-Brieux

"De ce point de vue les concert de rock, où l'on chante, on crie, on danse, sont certainement plus proches de cette tradition multi-millénaire que les concerts ou l'on reste poliment dans son fauteuil, sans parler, sans bouger et sans tousser, jusqu'aux momment des applaudissements."

J'ai le droit aux sonneries de portable quand je joue (eh oui quand on passe en premier pour jouer, on subit les ajustements structurels). Bref, je suis peut-être à mon corps défendant l'un des gardiens de cette tradition multiséculaire et vivante. :-D

"Et la tentation régressive qu'on retrouve chez les compositeurs néo-classiques, néo-romantiques n'est que l'autre face de la pièce..."

Quoi que l'on fasse, on regresserait donc. Le ver serait-il dans le fruit ?

2. Le lundi 8 septembre 2008, 14:06 par axel Randers

Merci pour ce post extrêmement intéressant.

Les sonneries de portable quand on joue, cela choque justement à cause de notre vision académique de la musique, cela aurait moins choqué en d'autres temps. Même la messe était bruyante, avec des allées et venues, des disputes, etc. Alors qu'aujourd'hui on se sent mal de tousser.
Les lieux vivants et en phase avec le monde populaire sont bruyants et énervants (les messes au XVIIIème siècle, les messes footballistiques aujourd'hui). Alors que les lieux muséifiés sont policés, sages, guindés.
J'aime les deux types d'atmosphère.