Si l'intelligence est artificielle, l'erreur reste humaine

Des ordinateurs capables de composer de la musique ? C'est un vieux rêve puisque déjà en 1842, Ada Lovelace, dans un article présentant la machine à calculer de Babbage, prédisait qu'un jour des machines semblables mais plus complexes pourraient « composer de manière scientifique et élaborer des morceaux de musique de n'importe quels longueur ou degré de complexité. ».

Plus proche de nous, il y a dix ans, Ray Kurzweil, dans un ouvrage destiné à imaginer les ordinateurs et leur usage en 2009, évoquait la musique en ces termes:

Human musicians routinely jam with cybernetic musicians. The creation of music has become available to persons who are not musicians. Creating music does not necessarily require the fine motor coordination of using traditional controllers. Cybernetic music creation systems allow people who appreciate music but who are not knowledgeable about music theory and practice to create music in collaboration with their automatic composition software. Interactive brain-generated music, which creates a resonance between the user's brain waves and the music being listened to, is another popular genre.



Musicians commonly use electronic controllers that emulate the playing style of the old acoustic instruments (for example, piano, guitar, violin, drums), but there is a surge of interest in the new "air" controllers in which you create music by moving your hands, feet, mouth, and other body parts. Other music controllers involve interacting with specially designed devices.

Clairement, pour la machine qui lit directement les ondes cérébrales et les transforme en musique, il péchait un peu par optimisme. Mais si l'on considère le succès de jeux comme Guitar Hero, qui permettent de connecter une guitare électrique à une console de jeux et d'interpréter des morceaux pré-enregistrés, on peut considérer la prédiction comme partiellement réalisée. Très partiellement car les gens qui chantent dans un Karaoké ou jouent à Guitar Hero sont interprètes plus que compositeurs.

Dans la même veine, on pourrait citer les travaux de Dan Morris et Sumit Basu de Microsoft Research sur un logiciel capable d'harmoniser automatiquement une mélodie chantée par l'utilisateur. Les objectifs affichés sont plus modestes mais dans la même veine: the idea is to let a creative but musically untrained individual get a taste of song writing and music creation.

En fait, sans même avoir essayé leur programme, on peut savoir que le résultat sera affreux. Pourquoi ? Ce n'est pas un jugement esthétique mais un raisonnement logique qui conduit à cette conclusion. Pour harmoniser un bout de mélodie, il faut avoir un point d'arrivée un le point de départ. Imaginons le jeu suivant:

  • Alice donne à Bob une note de musique
  • Bob répond avec un accord
  • on répète les étapes précédentes tant qu'Alice veut continuer.

Impossible pour Bob (qu'il soit un homme ou une machine) de produire des enchaînements harmoniques valables. Impossible notamment de savoir où sont les débuts et les fins de phrase, ce qui ne permet pas de placer les cadences (par exemple II - V - I, ou Fa - Sol - Do) qui dans la tradition musicale occidentale donnent un sentiment conclusif. Avant même d'avoir commencé à travailler, les chercheurs auraient pu s'arrêter car le problème est mal spécifié.

Attendez ! me direz-vous, lorsqu'un saxophoniste de Jazz improvise, le pianiste qui l'accompagne arrive bien à harmoniser bien qu'il ne sache pas à l'avance ce que sont partenaire va jouer. Il y a plusieurs objections:

  • l'improvisation respecte en général une certaine grille harmonique, celle du thème principal
  • les jazzmen utilisent souvent des signaux visuels (hochements de tête, respirations) pour se comprendre et se synchroniser
  • les interprètes, à force de travailler ensemble, développent un certain nombre de formules toutes faites qui leur servent de phrases pour construire un discours
  • lorsque le saxophoniste arrive vraiment à déjouer l'anticipation du pianiste, on a une erreur d'harmonisation. L'une des raison pour lesquelles les accords de septième et de neuvième qui sont ambigus et peuvent s'interpréter dans plusieurs tonalités sont beaucoup utilisés dans le jazz, c'est précisément parce qu'ils masquent partiellement ce type de décalage.
  • Les rythmes syncopés servent eux aussi à arrondir les angles et éviter ce qui sonnerait trop nettement comme un couac.

Il y a eu bien d'autres tentatives pour faire de la composition assistée par ordinateur. Des programmes pour écrire des canons ou des fugues. Le plus facile à programmer est le Webernator, qui applique un style sériel strict, basé sur une série de 12 notes distinctes avec des permutations, transpositions, changements de timbres et de rythme aléatoires (une sous-routine d'optimisation est à prévoir pour éviter les triades du style classique et maintenir un niveau de dissonance minimal)

Le rêve d'ordinateurs qui soient artistiquement créatifs a la vie dure, on le voit revenir sans cesse s'exprimer dans de nouveaux avatars. Après tout, si les ordinateurs sont capables de battre Kasparov aux échecs, pourquoi ne pourraient-il pas écrire des poèmes ou composer de la musique ? La question fondamentale est qu'on si on connaît les règles du jeu d'échecs, on ne sait pas définir de manière précise ce qu'est la bonne musique. Sur quel critère objectif peut-on justifier qu'un quatuor de Schubert nous bouleverse lorsqu'une sonate de Hummel nous fera juste légèrement sourire ? Mystère... il faudrait vraiment être très bête pour croire que tout cela n'est qu'une question d'intelligence, artificielle ou non. Ce qui nous donne l'occasion de méditer sur la boutade d'Einstein: il y a deux choses qui sont infinies: l'Univers et la bêtise des hommes. Il ne manquait pas d'ajouter ensuite: encore que... pour l'Univers, ça n'est pas sûr.

Commentaires

1. Le dimanche 18 janvier 2009, 08:33 par Azbinebrozer

Patrick loin de moi l'idée de croire que la machine puisse composer de la bonne musique. Votre démonstration est claire. Juste remarquer que certaines musiques ont des projets harmoniquement limités. Et que certaines musiques actuelles si elles ne sont bien sûr pas composées par une machine, jouent de l'image d'une symbiose entre l'homme et la machine. Je parle en particulier de l'électro, de la techno et d'autres filières...
En alternance à une esthétique du développement (harmonique comme autant d'évolution du sujet européen, force qui s'éprouve en progression d'accords) des musiques proposent une esthétique de la boucle, de l'onde (on surfe sur une force). On retrouve ceci dans énormément de musique extra-européenne, Bali, dans la musique contemporaine, dans le jazz modal et dans une partie de la musique populaire. En rock le punk annihilie un moment l'harmonie classique. Il expurge aussi la cadence incessante du blues qui donnait corps au rock pour lui donner un corps de machine. Derrière ce sera les 80ties robotiques machiniques, froides. De Joy Division en New Order on glisse progressivement vers la dance, l'électro et la techno. Il suffit de lancer le séquencer, la boîte à rythme. Les musiciens s'effacent : les groupes prennent le nom de formules techniques, toute image humaine disparaît et le musicien n'est plus un personnage publique. La référence à la machine devient un élément musical : scratch, craquements de vynils, son synthétiques, voix robotiques...
Alors bien sûr les machines ne composent pas seul mais le rêve est ancrée dans nos âmes. Durant une période qui n'est pas complètement achevée, l'auditeur s'est rêvé habité par des ondes de machines. Un manière de s'oublier !

2. Le dimanche 18 janvier 2009, 21:39 par Papageno

Oui oui bien sûr il y a beaucoup de chansons qui sont basées sur trois accords seulement, voire un seul. Et parmi elles de très bonnes chansons !

Cette idée de l'homme qui s'efface derrière la machine c'est vraiment bien vu... même si la machine dans ce contexte remplace l'interprète plutôt que le compositeur. Et l'intrusion de la machine dans l'univers sonore offre beaucoup de sujets de réflexion. Elle ne date pas des années 1980 d'ailleurs car en 1916 déjà Erik Satie introduisait des cliquetis de machine à écrire dans sa musique de ballet "Parade". La diabolique machine du XXe siècle était déjà en marche...

3. Le mardi 20 janvier 2009, 12:07 par Azbinebrozer

Oui et ces 1ers cliquetis de machine correspondent à une période où une partie de la culture extra-européenne est intégrée à la musique savante européenne. Bali est dans Satie.
Mais loin de la pensée magique, l'esprit de ces ondes, boucles qui se déroulent, échappe en partie à l'Europe. L'Europe de Satie fait place elle au hasard, à l'aléatoire, loin de toute esthétique du développement harmonique. L'arrivée d'une esthétique de la boucle coïnciderait avec l'apparition de la machine comme élément musical avant d'être le coeur de la musique, Varèse...
Musique répétitive, machinique, l'avantage est de se débarrasser du poids trop envahissant d'une certaine humanité trop soucieuse d'elle-même et de ses développements...

La machine, coeur de la musique populaire ce serait plus tard en effet, tournant 1980 ?... A confirmer !... ;- )