Loi Création et Internet: beaucoup de bruit pour rien

C'est une des manies de notre gouvernement actuel que de surcharger le calendrier parlementaire et d'empiler les lois, certaines lois étant votées avant même que les décrets d'application de la précédente soient parus. Peu importe au fond qu'une loi soit inappliquée ou inapplicable, l'essentiel est d'occuper le terrain médiatique (et indirectement, électoral). La loi dite "Internet et Création" ou encore "Hadopi", du nom de l'autorité administrative qui sera créée, ne fait pas exception: basée pour l'essentiel sur le rapport Olivennes et l'accord tri-partite signé à l'Elysée, elle est l'objet d'une bataille médiatique rangée entre l'industrie du disque d'une part, et les internautes pro-licence globale soutenus par certains associations de consommateurs d'autre part. 

Le piratage est vieux comme le monde: dans les années 1830 déjà Honoré de Balzac se plaignait que des éditeurs indélicats imprimaient ses romans à succès en Belgique ou en Suisse, non seulement sans lui verser un centime mais bien souvent dans des éditions non révisées, pleines de fautes, ce qui le mettait dans une colère noire. Depuis toujours les éditeurs se battent contre la contrefaçon, qui les touche plus durement que toute autre métier en raison du paradoxe qui veut que la musique (ou la littérature) coûte cher à produire et quasiment rien à reproduire. Pour l'instant les éditeurs de livres s'en sortent car les consommateurs sont restés attachés à l'objet livre, mais la dématérialisation de la musique est un fait et dans quelques années les supports physiques comme le CD audio ou le SACD n'existeront plus que sur des marchés de niche.

Jusqu'où peut-on aller dans la pénalisation et la criminalisation de la copie non autorisée ? Un exemple récent avec les journalistes qui ont pu entendre le dernier album de U2 en avant-première. Au lieu de leur envoyer un CD comme c'était la tradition, pour éviter que les MP3 soient sur les sites pirates avant même la sortie officielle, on les a invités. Des vigiles à l'entrée les dépouillent de tous leurs objets personnels, téléphones portables inclus, et il ne sont autorisés à garder qu'un crayon et un bloc-notes pour écouter l'album. Une paranoïa fort désagréable et inutile au demeurant car les MP3 ont tout de même atteri sur les sites pirates, non à cause d'un journaliste indélicat mais à cause d'un site de téléchargement légal qui avait par erreur mis en ligne l'album trop tôt.

Quelle est l'alternative au tout-répressif ? Je suis violemment opposé à la "licence globale" que proposent certains blogueurs ou politiques et même des associations de consommateurs. D'abord la license globale existe déjà: plusieurs sites de musique en ligne proposent des forfaits très peu chers (à partir de 5 euros par mois) permettant l'écoute illimitée à l'intérieur de catalogues pléthoriques de centaines de milliers de titres. Les deux avantage de ces formules illimités sur la "licence globale": on n'est pas obligé d'y adhérer, et le comptage des morceaux écoutés peut être fait de manière précise pour répartir les royalties des artistes. Aux amateurs de licence globale, j'ai envie de dire: inscrivez-vous à l'un de ces sites si ça vous fait plaisir. Mais par pitié épargnez-nous une usine à gaz mise en place par les pouvoirs publics et semblable à la "taxe copie privée", c'est à dire répartie au doigt mouillé après que la SACEM aura prélevé ses habituels 35% de "frais de fonctionnement".

Le point qui cristallise tous les débats: la privation de connexion internet pour les "pirates", est en fait un faux enjeu. Il ne fait pas de doute que la suspension de connexion est une sanction abusive et disproportionnée, surtout si ce sont des officines privées sui sont chargées de repérer les fraudeurs. Mais les députés européens ont massivement rejeté la suspension d'accès à Internet, et le droit européen prime sur le droit français en la matière. Une amende paraîtrait une sanction bien plus raisonnable et proportionnée que la coupure d'accès pour la copie illégale de fichiers, mais l'amendement socialiste qui va en ce sens a bien peu de chances de passer. C'est donc une loi inapplicable et contraire au droit européen que les députés s'apprêtent à voter.

Techniquement, la chasse aux pirates est loin d'être facile et coûte cher. Ce journal n'est pas le lieu pour entrer dans les détails, mais le seul moyen de vraiment supprimer à 100% le piratage serait d'installer des filtres de deep packet inspection (DPI) qui regardent tout ce qui entre et tout ce qui sort de votre ordinateur, et bien sûr d'interdire le cryptage. Autant dire que c'est perdu d'avance, sauf à vivre dans un monde qui ressemble à l'ex-Allemangne de l'Est, avec deux cent mille personnes travaillant pour la Stasi sur une population d'à peine vingt millions. Est-ce vraiment le monde dans lequel nous voulons vivre ? Cela dit, si on ne peut éliminer le piratage, on peut le réduire, et l'Etat est dans son rôle de chercher à le faire.

Que se passera-t-il une fois la loi votée ? Il est toujours dangereux de prédire l'avenir, mais on peut se livrer à quelques pronostics:

  • le piratage va probablement reculer, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni ou les e-mails d'avertissement ont montré une rleative efficacité. En effet de nombreux internautes se croient à tort anonymes alors qu'ils se promènent en fait sur la toile avec un grand écriteau "ceci est mon adresse IP". Lorsqu'ils recevront une lettre recommandée pleine de (fallacieuses) menaces, un grand nombre d'entre eux cesseront d'utiliser Kazaa ou Bittorrent. Ou dans le cas le plus fréquent, ils commenceront à se soucier de l'usage que font les adolescents de 12 ans du PC familial.
  •  La chute de l'industrie du disque va se poursuivre inexorablement. Le chiffre d'affaire est à la moitié de son pic historique atteint en 2002, il atteindra 10% dans quelques années. Aucune loi n'y changera rien,les boulversements induits par la dématérialisation sont trop grands.
  •  La musique en ligne va poursuivre son essor, sans jamais peser plus que 10 ou 15% de ce que pesait le défunt marché du disque compact.
  •  Le secteur du classique pourrait survivre comme un marché de niche, mais la pléthore d'enregistrements pas chers (voire gratuits pour ceux qui ont plus de 50 ans) risque d'étouffer les jeunes artistes qui auront du mal à résister à la concurrence des Gould, Callas, Richter, Karajan, et autres.
  • Les premières suspensions de connexion Internet seront médiatisées par des erreurs sur la personne et des abus, et finalement des procès qui conduiront le gouvernement à abandonner cette forme de sanction.

Au total, à part le directeur de l'Hadopi qui aura gagné une voiture de fonction, une secrétaire et un chef de cabinet, cette loi ne changera rien pour personne: ni pour les majors qui vont poursuivre leur agonie, ni pour les artistes pour qui utiliser Internet demeure un casse-tête, ni pour les gosses de 14 ans qui utiliseront la nouvelle techno à la mode pour contourner les filtres et télécharger des mp3 sans dépenser les sous qu'ils n'ont pas, ni pour les marchands de tuyaux (Apple et les fournisseurs d'accès Internet) qui vont continuer à s'en mettre plein les poches. Rien de nouveau sous le soleil...

A lire sur le même sujet: Surveiller et punir Internet d'André Gunthert dans le Monde diplomatique. Malgré le biais idéologique auquel on peut légitimement s'attendre dans ce journal, la conclusion n'est pas très éloignée de la mienne: Hadopi est soit une loi inutile, soit une loi politique.

Commentaires

1. Le mercredi 11 mars 2009, 01:14 par Myself

OK. et vous proposez quoi comme solution ? Car partout sur le net, on critique, mais personne n'apporte de solutions concrètes et solides.

2. Le mercredi 11 mars 2009, 18:51 par Papageno

D'abord ça n'est pas à moi de décider, c'est au députés, je n'ai même pas lu le projet de loi en détail (comme la plupart des gens). Il y a simplement plusieurs points que je voulais soulever dans ce billet et les précédents:

1) la licence globale existe déjà. Ce sont les sites avec abonnement et écoute illimitée en streaming. Ces sites permettent un comptage précis de ce qui est écouté et donc une rémunération équitable des producteurs. Une licence globale obligatoire pour tous les internautes qui permettrait de télécharger n'importe quoi sur bittorrent serait une grosse connerie génératrice de grosses injustices. Et une forme de vente forcée.

2) l'Etat est dans son rôle de chercher à limiter le piratage, et au besoin de le sanctionner.

3) la suspension d'abonnement est une sanction disproportionnée, c'est donc une grosse connerie, et les députés européens ont voté contre à 88%.

4) comme sanction proportionnée, des amendes d'un montant comparable aux excès de vitesse paraissent plus acceptables.

4bis) Toujours dans l'idée de proportion il faut que les moyens allouées à la chasse aux pirates ne soit pas disproportionnées par rapport à l'ampleur du problème. Il y a d'autres urgences, comme développer le haut débit en milieu rural, lutter contre le spam, etc

5) l'offre de musique en ligne est en général trop chère et insuffisante en qualité (pour le même prix il vaut mieux acheter le CD audio et le ripper soi-même).

6) les majors ont mis trop de temps à prendre le virage de l'internet, elles n'ont pas su s'adapter et vont mourir. D'autres acteurs prendront leur place pour produire et distribuer la musique (Apple ou les fournisseurs d'accès à Internet sont de bons candidats).

7) une sorte d'intermédiaire qu'on peut imaginer entre les album à 12 euros (trop cher) et le tout gratuit serait un paiement de quelques centimes à la minute ou à l'heure (un peu comme le téléphone portable) pour certains sites, facturé par les fournisseurs d'accès. Avec les sites comme neufmusic ou music.orange.fr on n'en est pas très loin.

En conclusion je voudrais souligner que ces problèmes sont très complexes, que le marché de la musique fait intervenir beaucoup d'acteurs ayant des intérêts divergents, et que le législateur n'est pas le père Noël sensé régler tous les problèmes. Juste poser des règles et essayer de les appliquer pour éviter que ça soit complètement le bordel. En pratique c'est toujours un peu le bordel mais c'est la vie qui est comme ça. Donc la solution miracle, il n'y en a pas, et c'est pour ça que je n'en ai pas proposé.

3. Le vendredi 13 mars 2009, 11:31 par Éric

À mon avis, on peut même remonter le piratage à la naissance de l'imprimerie...

Pour ce qui est de trouver des solutions, "Myself", il convient effectivement, avant tout, de poser les données du problème surtout quand il est complexe comme celui-ci. Papageno, vous le faîtes avec une concision "jouissive". Ce débat fait écho dans les médias car, comme vous le dites, différents acteurs économiques importants ont ici des intérêts divergents. Et comme c'est celui qui gueule le plus fort qui a raison, il convient de rester vigilant.
Car la tendance actuelle pour un pouvoir en place, sur tous les sujets qu'il aborde, est de privilégier la communication au débat démocratique. Il tente ainsi de faire croire que les solutions qu'il donne sont évidentes.

Donc, encore merci de poser tous ces points de réflexion.

La-dessus, je dirais que des solutions législatives semblent avoir été appliquées avec succès dans l'industrie du cinéma français mais la solution d'alors n'était peut-être pas en accord avec l'idéologie néo-libérale de ce gouvernement. Elle présente pourtant de grandes similitudes avec l'industrie audio.

Je pense aussi au phénomène que l'on trouve dans l'informatique avec le monde du "Libre" qui propose des logiciels gratuits et ouverts, et qui semble pourtant trouver des développements économiques (business plan) pérennes.

Sans doute des pistes de réflexion pour trouver des solutions... ?