Les compositeurs, ces morts-vivants

Entendu hier à la radio, le pianiste russe Nikolaï Louganski (Lugansky si vous préférez l'orthographe anglaise) parlant de Schoenberg et du dodécaphonisme. Il avait des mots très forts, parlant d'une musique de mort non à propos d'une oeuvre spécifique mais à propos de l'idée même que les 12 demi-tons soient égaux. A  Schoenberg il opposait ses contemporains comme Debussy et Rachmaninoff qui avaient continué à écrire de la musique vivante.

Il n'est pas question de démarrer ici une polémique ni de tirer sur le pianiste. N'étant pas un vrai journal mais un blog (et bien que certains m'aient traité de "journaliste" ce qui ne manque pas de sel), le Journal de Papageno est avant tout destiné à parler de musique, librement, sans arrières-pensées, sans avoir peur de se contredire, de changer d'avis, ou même d'écrire des âneries, mais aussi dans le respect des artistes et de leur travail, autant que faire se peut. Cela étant posé, l'opinion de N. Louganski m'inspire plusieurs remarques:

  • Il n'est pas tout à fait exact que Debussy, Rachmaninoff et Schoenberg soient contemporains. Debussy disparaît en 1918, sans vraiment avoir connu les oeuvres les plus révolutionnaires de Schoenberg (dont il avait entendu parler cependant). Serguei Rachmaninoff disparaît en 1943 et Arnold Schoenberg en 1951. Cependant, Rachmaninoff n'a quasiment rien écrit après son exil de Russie en 1917. La seule oeuvre importante qui ne soit pas une révision d'une oeuvre commencée avant 1917, le 4e concerto pour piano, n'a guère connu de succès comparé aux deuxième et troisième concertos. Il n'est donc pas abusif de voir en Rachmaninoff un représentant du romantisme tardif plutôt qu'un compositeur du XXe siècle.
  • La discographie et le répertoire de concert de Nikolaï Louganski ne comporte que des compositeurs morts il y a 50 ans ou plus, Prokofiev et Rachmaninoff étant les plus récents.
  • Les oeuvres phares de la période expressionniste de Schoenberg, comme le Pierrot Lunaire (1912) ou Erwartung (1909) sont incontestablement d'une inspiration morbide et la dissonance y est volontairement utilisée pour créer une atmosphère sombre et angoissante. Ce qui n'enlève rien à la valeur de ces chef-d'oeuvres.
  • Ce n'est pas la série dodécaphonique qui a tué la tonalité. Ce sont d'abord les compositeurs expressionnistes des années 1910-1920 qui, ayant constaté que la science harmonique était parvenu au point où l'on pouvait moduler d'une tonalité à une autre quasi instantanément, utiliser quasiment n'importe quelle dissonance sans préparation ou résolution. Dans un tel contexte, terminer sur un accord de ré majeur n'avait plus de sens sinon pour se plier à une convention purement formelle. La série dodécaphonique est venue bien plus tard, comme une tentative pour organiser la musique atonale et non comme un outil pour détruire la musique tonale qui était déjà morte et enterrée.
  • De très nombreux musiciens amateurs ou professionnels pensent comme Louganski, sans doute la majorité d'entre eux, même s'ils ne l'exprimeront pas aussi nettement. Pour un musicien classique, c'est tout simple, un bon compositeur est un compositeur mort, et le plus souvent, génial. Lorsqu'on leur propose de jouer de la musique contemporaine, ils ont une réaction de peur ou d'hostilité, ce qui fait que le plus souvent il ne veulent même pas regarder la partition. L'idée qu'une personne qu'ils connaissent, qu'ils fréquentent ou avec qui ils ont joué en musique de chambre ou en orchestre puisse écrire de la musique et donc un joindre ce club très fermé des COMPOSITEURS qui ne peut comporter que des génies comme Bach, Mozart, Beethoven les met franchement mal à l'aise. On pourrait blâmer les compositeurs contemporains pour cette attitude si elle ne consistait pas en un refus a priori et non a posteriori. Ils ne connaissent pas ou très peu la musique d'aujourd'hui et admettent ouvertement qu'ils ne veulent même pas la connaitre.
  • Si les compositeurs morts écrivent de la musique vivante et les compositeurs vivants de la musique de mort, alors quel que soit le camp qu'on ait choisi, c'est le bal des zombies qu'on fait danser ! Et la musique n'a pas l'air aussi charmante que la délicieuse java des squelettes, chanson pour enfants d'Alain Schneider.
Sur ce, chers lecteurs et lectrices, je vous laisse et retourne à la table de travail: c'est que j'ai une symphonie sur le feu, et toutes ces discussions, ça me tue...