Forme Sonate et Cinéma Hollywoodien

Nous en avons tous vu des dizaines. Au bout d'un moment, ils finissent par se ressembler. Les films américains, et je ne parle pas du cinéma d'auteur mais des super-productions à gros budget, sont très formatés. C'est un reproche qu'on leur fait souvent. C'est ce qui gâche en partie le plaisir quand ça devient trop prévisible: dans Die Hard je-ne-sais-plus-combien, comment avoir peur pour Bruce Willis suspendu par un bras à une grue de chantier en train de tomber alors qu'on sait qu'il reste une heure de film et que donc il va forcément s'en sortir ? Mais c'est aussi ce qui nous rassure, une convention implicite entre les créateurs et les spectateurs du films, ce qui leur permet de bien communiquer grâce à des topoï (des lieux communs, des clichés), ce qui donne enfin une direction et une forme à l'oeuvre où l'on distingue clairement le début, le milieu, et la fin, où les proportions du tout sont harmonieuses, où le rythme de la narration permet de traverser 2 ou 3 heures sans ennui.

Quel lien avec la forme sonate ? Regardons cela de plus près:

  • Sonate de la fin du XVIIIe siècle: on commence dans le ton principal, on distingue en général deux thèmes de caractère opposé . C'est l'Exposition. Puis les tensions harmoniques et rythmique s'accumulent dans le Développement qui est souvent la partie la plus libre, la plus inventive, la plus complexe. Ces tensions sont résolues par la Ré-exposition qui rétablit par étapes le ton principal qui sera confirmé par la Coda. Pour bien comprendre, apprécier et jouer la musique de style classique dont Haydn, Beethoven, et Mozart ont écrit les plus belles pages, il faut se plonger dans un monde où tout est basé sur un ton principal et un accord parfait, et que chaque modulation ou dissonance qui contredit le sentiment d'un ton principal est un événement musical en soi, qui appelle une résolution.
  • Film d'action: Le héros (un mâle) jouit d'un bonheur tranquille avec sa femme / son pote / son berger allemand / ses deux filles jumelles (premier thème). Les méchants enlèvent la dulcinée ou les gosses ou encore préparent un attentat à l'arme de destruction massive (second thème). Fin de l'exposition. Diverses péripéties qui mettent le héros en danger et lui permettent de prouver ses qualités (Développement). Duel final avec le patron des méchants, mort honteuse de celui-ci, bonheur familial et paix dans le monde retrouvés (Coda).
  • Comédie romantique: Une jeune homme (premier thème) rencontre une jeune femme (deuxième thème). Alors que tout semble les opposer, et qu'ils se disputent à chaque fois qu'ils se voient, le sort semble s'acharner à vouloir les réunir (Développment). Après une séparation qui paraît définitive en ramenant chaque personnage à sa solitude initiale (Réexposition), ils s'avouent finalement leur amour (Coda).
On pourrait continuer le parallèle avec d'autres genres de films populaires (survival horror, polar, familial comedy, christmas movie). Le formatage est-il un frein à la créativité ? Rien n'est moins sûr. Les individus créatifs sont précisément ceux qui peuvent jouer avec les conventions et avec les attentes du public, les satisfaire, les détourner, les trahir au besoin... du reste rien n'est gravé dans le marbre. Aucun manuel scolaire sur la forme Sonate n'existait à l'époque de Michael Haydn et du Chevalier de Saint-Georges: ce que nous voyons aujourd'hui comme un ensemble de règles figé n'est que le profil qui a fini par émerger d'un ensemble d'oeuvres connectées entre elles et conformes au goût d'une époque et d'un public. Du reste, comme le démontre Charles Rosen dans Hadyn, Mozart, Beethoven: le Style Classique, l'unité de la forme Sonate n'est pas mécanique (comme d'autres formes musicale comme la fugue ou le scherzo ABA) mais organique: tout est affaire d'équilibre entre des forces en tension, et de justes proportions destinées à construire un discours, une véritable narration, un drame sans paroles. Ainsi on peut juger trop longue la fin du troisième épisode du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (d'après le roman de Tolkien): une fois Sauron vaincu, les hobbits n'en finissent plus de faire la fête avec leurs amis, puis rentrer à la maison, refaire la fête, se marier, dire au revoir aux elfes, etc. Cette conclusion heureuse serait trop longue pour un film ordinaire mais ses proportions sont à mettre en regard avec celles de la trilogie toute entière (9 heures de film, 12 dans la version longue). De même l'interminable Coda de la 5e Symphoie de Beethoven, un do majeur triomphant sur plus de 50 mesures, est à mettre en balance avec la Symphonie toute entière et non avec le seul Finale:

La forme est une question de convention et de tradition, certes, mais c'est aussi ce qui aide à donner une unité et une direction à l'oeuvre.

D'accord me direz-vous, les films commerciaux à gros budget sont formatés comme l'étaient les symphonies des siècles passés. Que dire alors de la musique de film, car il y a bien longtemps que le cinéma n'est plus muet ? La musique de film joue énormément sur les topoÏ, qui permettent aux spectateurs d'identifier instantanément (et le plus souvent, inconsciemment) les sentiments qu'une scène cherche à exprimer. Les violons ? C'est une scène d'amour. La trompette solo ? On célèbre les héros morts au combat. Les tambours ? L'excitation avant le combat. Les dissonances, la musique concrète ? L'angoisse, le suspense. La technique la plus courante est de loin celle du leitmotive wagnérien. Loin de moi l'idée de dire que les compositeurs de musique de film n'ont pas d'imagination: mais ce qu'on leur demande avant tout est de jouer efficacement et habilement avec les réflexes conditionnés et les attentes du public. En ce sens, la musique de film est plus ingrate que l'opéra ou la musique pure, car elle est subordonnée à l'image, et si c'est un film commercial grand public, destinée à plaire au plus grand nombre quitte à paraître trop simple ou trop prévisible aux mélomanes.

On peut et on doit lorsqu'on est un créateur tenter de s'écarter des recettes toutes faites. Mais dès qu'on le fait se reposent les mêmes questions: comment donner un sentiment d'unité ? Comment équilibrer les parties, construire une narration ? Comment communiquer avec le public sans employer un langage qui lui est familier ? Jusqu'où peut-on aller dans la déconstruction des formes classiques ? Une seule chose est sûre: pour la musique comme pour le cinéma, les grands noms se distinguent souvent par l'audace.

Commentaires

1. Le jeudi 30 juillet 2009, 22:26 par Pierre

En parlant de musique de film, je viens de voir le film 'Welcome' et la musique m'a touché (même si on était bien dans le leitmotiv post-romantique)
http://www.youtube.com/watch?v=NoRq...
D'autre part, si la musique de film est certes conditionnée par l'image, l'image peut tout aussi bien inspirer le compositeur. J'ai souvenir d'une interview de Bruno Coulais qui racontait combien il avait été fasciné par les images du Peule migrateur.
http://www.youtube.com/watch?v=wZU6...

2. Le jeudi 30 juillet 2009, 22:32 par Papageno

Oui bien sûr le compositeur de musique de film s'inspire des images... cela est d'autant plus vrai que la musique est faite le plus souvent en "post-production", c'est à dire une fois que toutes les images sont déjà tournées. L'inverse (des réalisateurs qui trouvent leur inspiration dans la musique) est plus rare mais donne parfois de vrais chefs-d'œuvres.

3. Le vendredi 31 juillet 2009, 10:47 par Jean-Brieux

Pour compléter le tableau (d'une Exposition) :

"Film d'action: Le héros (un mâle) jouit d'un bonheur tranquille avec sa femme / son pote / son berger allemand / ses deux filles jumelles (premier thème). Les méchants enlèvent la dulcinée ou les gosses ou encore préparent un attentat à l'arme de destruction massive (second thème). Fin de l'exposition. Diverses péripéties qui mettent le héros en danger et lui permettent de prouver ses qualités (Développement). Duel final avec le patron des méchants, mort honteuse de celui-ci,****** bonheur familial et paix dans le monde retrouvés (Coda)."

****** et son transport en corbillard (voir la photo) : http://www.loiseleur.com/patrick/bl...

:-) :-)

4. Le vendredi 31 juillet 2009, 16:29 par Insula dulcamara

Vous connaissez sûrement ça par coeur, mais je ne résiste pas à évoquer la parodie de la sonate beethovénienne (avec interminable coda) par l'humoriste Dudley Moore :
http://www.youtube.com/watch?v=Gazl...