Y a-t-il une musique après la musique contemporaine ?

Le titre de ce billet est emprunté à Jérôme Ducros, pianiste, qui a signé un article éponyme dans la revue Commentairede mars 2010 (une version abrégée a été publiée dans Libération le 16 avril dernier). Ce jeune artiste (il a essentiellement le même âge que moi)  y lance quelques joyeuses provocations comme la musique du futur est bientôt derrière nous ou encore: Oubliés, les "Beethoven non plus n'était pas aimé !" que les compositeurs lancent à la cantonade pour faire porter au public la responsabilité de leur propre indigence !.

Le fond de son argumentaire est le suivant: si par contemporain on entend un certain style de musique et non l'ensemble de la musique qui se fait aujourd'hui (à relire dans le journal de Papgeno sur le sujet: quel avenir pour la musique contemoraine ? et le contemorain est-il un style ?), alors le contemporain peut vieillir comme n'importe quel style. Et les compositeurs qui dans les années 1950 ou 1970 étaient à l'avant-garde et bousculaient les traditions académiques se retrouvent aujourd'hui dans la posture de compositeurs installés, triplement légitimés (pour reprendre le vocabulaire bourdieusien) par la critique, l'enseignement et les subventions. Dès lors qu'elles sont enseignées au Conservatoire (et donc nécessairement de façon dogmatique et académique), les audaces d'hier deviennent les conservatismes d'aujourd'hui, et les jeunes musiciens n'auront d'envie plus pressante que de déboulonner les statues de leurs glorieux prédécesseurs.

Du reste , on pourrait presque reprocher à Jérôme Ducros d'arriver après la bataille, et de tirer sur l'ambulance alors qu'elle ne contient plus qu'un mourant. Dès 1987 avec sa Pavane pour alto seul, le compositeur Philippe Hersant choisissait de tourner le dos à l'enseignement qu'il avait reçu au conservatoire pour choisir une autre voie, un rapport avec la musique du passé autrement que sur le mode du conflit ou du rejet. Et de nombreux musiciens, certains excellents, ont suivi une démarche semblable: Escaich, Beffa, Bacri.

Dans le débat musique tonale contre musique atonale (et encore faut-il bien définir la musique tonale), plutôt que la prose de Jérôme Ducros, il est bien plus intéressant de relire celle d'Arnold Schönberg, qui s'est posé toutes ces questions et y a réfléchi de manière fort profonde et en dehors de tout dogmatisme. Schönberg qui maîtrisait parfaitement l'écriture tonale (ses oeuvres post-romantiques comme les Gurre-Lieder en sont la preuve) et se montrait tout à fait ouvert par rapport à elle: il reste encore de très belles choses à écrire en do majeur était un de ses aphorismes favoris.

Ce débat a donc déjà eu lieu il y a plus de soixante-dix ans, et il a été rendu largement obsolète par ce qui s'est passé depuis 1945 avec l'avènement de la musique électronique et l'intérêt toujours plus grand des compositeurs pour le son. Lorsqu'on compose avec des sons et non plus des notes, la problématique tonale contre atonale ne se pose plus dans les mêmes termes, voire plus du tout. Même si on peut entendre atonale au sens large, comme le refus de la mélodie, de l'harmonie et des rythmes réguliers (en bref, de tout ce qui fait plaisir à l'oreille).

Il se trouve que je travaille en ce moment plusieurs pièces pour alto pour un examen au conservatoire de Liège (ou Dieu merci, la musique contemporaine est encore accueillie dans une esprit de curiosité et d'ouverture, en échappant à la fois à l'obligation dogmatique et au refus qui s'ensuit). L'un d'entre elle est la Suite hébraïque d'Ernst Bloch, qui exploite merveilleusement bien les qualités mélodiques de l'instrument. Un autre pièce a été écrite par Heinz Holliger en 2001 (j'espère en parler plus en détail dans un prochain billet): c'est du contemporain qui gratte, qui pique, et qui décrasse les oreilles. C'est plutôt difficile techniquement mais je me fais franchement plaisir en la jouant, et s'il est possible que les gens qui n'aiment que Rachmaninoff et Brahms trouvent ça vilain, ceux qui viennent écouter sans préjuger pourront avoir beaucoup de plaisir eux aussi: "ça déchire" m'a dit un guitariste de rock amateur en l'entendant. C'est complètement chtarbé comme musique, mais voilà bien ce qui fait tout son charme. Et en tant qu'interprète je ne peux que me réjouir d'avoir cette merveilleuse diversité de répertoire (classique, baroque, romantique, moderne, contemporain) à ma disposition.

Pour conclure, voici une petite improvisation sur un accord hyper-tonal de 7 sons:

Commentaires

1. Le vendredi 21 mai 2010, 15:11 par Insula dulcamara

Je connaissais le "métatonal" de Claude Ballif, "l'hyper-majeur" de Dupré, mais pas "l'hyper-tonal"... Ca consiste en quoi ?

2. Le vendredi 21 mai 2010, 19:06 par roch

... et l'alto est un instrument particulièrement gâté par les compositeurs "contemporain". Rien ne fait plus plaisir à mes oreilles que "Voci" de Berio, ou l'introduction des "Espaces acoustiques de Grisey !

3. Le samedi 22 mai 2010, 18:14 par Papageno

@insula dulcamara: c'est un gag que je viens d'inventer, un peu comme le canular d'Yves Baudrider sur la "périparatonalité".

Un peu plus sérieusement, je travaille en ce moment sur des accords à 5, 6, 7, 8 voire 12 sons qu'on ne peut qualifier ni de dissonants ni de tonals. L'accord qui ouvre cette improvisation par exemple comporte 7 sons (do ré mi fa# sol la sib, tous les degrés de la gamme 'acoustique' de Bartok) et à l'oreille je le trouve consonant quoique très chargé (hyper-consonant si on veut).

@roch: j'aime beaucoup "Voci", il faudrait que j'y consacre un billet. Et j'ai déjà parlé dans ce journal du Prologue de Grisey, une pièce complètement folle mais complètement géniale aussi.

4. Le mercredi 26 mai 2010, 09:09 par Calipusan

"Y a-t-il une musique après la musique contemporaine ?"

on peut encore entendre ainsi (d'une façon quasi-blasphématoire) votre question :

De la forme d'art appelée "musique" y a-t-il vraiment quelque chose de nouveau à attendre ?

Quelques clics sur la toile, quelques heures de vol... Voici l'Afrique, l'Inde, la Chine et cent contrées, cent mondes nous offrant leurs poètes, leurs chantres virtuoses, leurs shamans exaltés - naïfs, conscients, lucides, maîtres de leurs moyens, inspirés dans leur art. Leurs langues, classiques, dialectales, leurs styles secs ou fleuris y portent aussi bien à l’émotion intime qu’à l’introspection ou à la transe collective. Les fioritures extrêmes du kriti, le « récitatif aux huit timbres », le « chant chuchoté » - tant d’extraordinaires particularités de tous les arts du monde, les uns traditionnels, les autres récents (y compris les concerts de l’art pop, l’art vidéo, les « performances », la « culture urbaine »…) vivent manifestement hors cadre "classique européen"...

Cependant nous ne nous en choquons plus, à peine quelques Debussys modernes s'en émerveillent-ils ! (On se rappelle qu'à l'exposition universelle de Londres en 1851 Berlioz avait assisté à du théâtre japonais, et qu'il était sorti outré de ces "jappements de chiens glapissements et grimaces". Et qu'en revanche le gamelang balinais de l'expo universelle de Paris en 1889 avait subjugué Debussy, au point de le faire douter de la qualité de "notre" musique.)

Quoi de neuf, de choquant, de merveilleux aujourd'hui ? Bien sûr la faculté d'émerveillement est en nous, mais lorsque l'on connaît tant de choses où trouver "l'oeuvre neuve" ?

(Heureuse l'âme candide qui répondra : Mozart ! Il y a toujours une joie à travailler ou à entendre une oeuvre de "notre monde", y compris le sentiment d'en approfondir ou d'en rajeunir l'interprétation.

Mais une réflexion sincère, et une exigence pas trop déraisonnable, peut poser la question :
De la forme d'art appelée "musique" y a-t-il vraiment quelque chose de nouveau à attendre ?)

5. Le mercredi 26 mai 2010, 22:20 par Papageno

Y a-t-il vraiment quelque chose de nouveau à attendre ? Ma conviction profonde est qu'en musique, on n'a encore rien fait, et que tout ou presque est à inventer. Nous avons à peine commencé à explorer l'univers infini du son. Je ne saurais expliquer et défendre cette conviction intime autrement que par l'intuition. En apparence la musique est surabondante, omniprésente et même envahissante à notre époque. Pourtant, si l'on veut écrire une musique qui poursuive les chemins ouverts par les courageux pionniers du XXe siècle sans oublier de chanter, qui échappe à la banalité sans rejeter la musique des siècles passés, il y en a du travail !

6. Le vendredi 28 mai 2010, 13:35 par Calipusan

"Ma conviction profonde est qu'en musique, on n'a encore rien fait, et que tout ou presque est à inventer (...)"

... et la suite, réponse tout simplement remarquable. réponse d'artiste