1440: invention du clavier occidental

Le clavier du piano, de l'orgue, du clavecin, avec son alternance de touches bicolores (blanches et noires sur le piano, convention inverse pour le clavecin), est un objet si familier que nous avons oublié son origine. J'ai demandé à de nombreux musiciens, y compris des pianistes et compositeurs: savez-vous quand le clavier sous sa forme moderne (7 touches blanches et 5 touches noires divisant l'octave en douze demi-tons égaux ou presque égaux, selon l'accord de l'instrument) a été inventé ? Or la plupart des musiciens l'ignorent, et même, ils ne se sont jamais posé la question. La forme du clavier leur paraît aussi naturelle, ancienne et inéluctable que le chant du rossignol ou les grèves de la SNCF. La plupart savent que le clavier est antérieur à 1600, mais existait-til sous cette forme au moyen-âge ? dans la rome antique ? mystère.

Or la question a une importance majeure, pas seulement pour la technique des instruments à clavier, mais pour l'histoire de la musique occidentale. La quasi-totalité des grands compositeurs occidentaux des 400 dernières années étaient organistes, clavecinistes, (plus tard pianistes). Le clavier était leur instrument de travail quotidien, et sa disposition, avec la correspondance qu'elle établit entre le visuel (les touches) et le sonore (les hauteurs, les intervalles) a nécessairement exercé une influence considérable sur leur vision du monde. Plutôt que de chercher à démonter de point en détail, je me contenterai de deux exemples:

  • l'analyse harmonique classique basée sur les "empilements de tierces" se fonde bien sûr sur la consonance naturelle, mais aussi sur le geste de la main qui pose les accords au clavier. La notion même d'empilement est visuelle, non auditive.
  • comme certains compositeurs contemporains l'ont remarqué, en particulier les spectraux, le tempérament égal a exercé un véritable formatage de notre oreille qui a perdu l'habitude d'entendre des intervalles justes (quartes, quintes, tierces) ou de distinguer des intervalles inférieurs au demi-ton que pourtant la voix peut produire et l'oreille peut entendre.

(Musée de la Musique - Photo : Gérard Janot)

Qui donc a conçu cette grille à douze sons qui a formé le cadre de toute la musique occidentale et continue de former le cadre de la plus grande partie de la production de musique actuelle, y compris les musiques populaires comme le rap, la techno, le jazz, etc ?

Le plus ancien instrument à clavier est l'orgue. Les orgues fabriqués au moyen-âge étaient petits et manipulés par une seule personne qui actionnait le soufflet d'une main et le clavier de l'autre. Ils étaient plus proches de l'accordéon actuel (improprement appelé piano à bretelles alors qu'il s'agit d'un orgue portatif) que du monstre à cinq claviers et cent jeux façon Cavaillé-Coll. Les premiers orgues couvraient un ambitus de deux ou trois octaves, avec 6 ou 7 notes par octave (soit l'hexacorde do-ré-mi-fa-sol-la soit la gamme complète, avec souvent un si bémol au lieu du si pour éviter le triton fa-si bécarre). On possède une représentation iconographique dans le psautier d'Utrecht (830) d'un orgue avec une gamme de 8 degrés: C D E F G A B H (do ré mi fa sol la si bémol si bécarre). Cet orgue est muni de tirettes et non de touches d'ailleurs.

Progressivement sont arrivées les "feintes", ces touches plus petites qui se glissaient entre deux touches de la gamme diatonique et permettaient de changer de mode sans changer d'instrument. Bien sûr il ne venait à l'esprit de personne au XIIe siècle qu'on puisse avoir l'esprit assez tordu pour changer de mode au milieu d'une chanson. La notion de modulation n'existait pas encore. Ainsi le triptyque d'un peintre anonyme surnommé le Maître de St Barthélémy montre Sainte Cécile (saint patronne des musiciens) jouant d'un orgue portatif dont le clavier comporte quatre feintes seulement:

Le nombre et l'emplacement des feintes a probablement fluctué pendant plusieurs siècles avant de se stabiliser sur la forme actuelle, avec 7 marches accordées sur le mode d'UT et 5 feintes qui divisent en deux tous les intervalles de ce mode qui sont des tons entiers. Autrement dit on complète l'échelle chromatique. Dans le traité d'Arnaut de Zwolle, publié en 1440, qui couvre tous les domaines des sciences de l'époque: construction d'horloges, tables astronomiques, joaillerie, on trouve quelque douze feuillets consacrés à la musique. Ces feuillets contiennent aussi bien des considérations théoriques sur les intervalles que les plans et techniques de la facture d'orgue. Je vous renvoie à la présentation de ces feuillets sur le site Orgue à Nos Logis.

Ainsi donc, faut de renseignements plus précis, 1440 peut être considéré comme la date de naissance du clavier moderne, qui est une invention anonyme et collective. Poser une grille sur le continuum des fréquences, diviser cette grille en octaves, diviser chaque octave de la même façon, conquérir le total chromatique, séparer entre "touches noires" et touches blanches, diatonique et chromatique, donner une correspondance entre le visuel et le sonore c'est une invention majeure qui a tout ensemble libéré d'immenses possibilités créatrices et enfermé la musique dans un système que le vingtième siècle à tout juste commencé à remettre en cause.

Ce n'est pas une seule mais toute une vague d'inventions musicales successives qui ont été permises sinon suscitées par la géométrie du clavier occidental:

  • la musique tonale (vers 1600)
  • le tempérament égal (vers 1800), dont Bach avec le "clavier bien tempéré" aura été l'un des précurseurs visionnaires
  • le chromatisme wagnérien (1860)
  • le dodécaphonisme (1920)
Dès lors que le clavier était complet, et que son usage est devenu courant, que la musique instrumentale prenait son essor par rapport à la musique vocale qui avait dominé jusqu'alors, ce qui n'était que les caractéristiques d'un instrument a changé la définition de la musique elle-même. Ainsi la tierce majeure n'est pas un intervalle juste défini par un rapport de 5/4 entre les fréquences mais un empilement de 4 demi-tons: la quarte vaut 5 demi-tons, la quinte en compte 7. Le fait que ces demi-tons soient strictement égaux (tempérament égal) ou pas (tempéraments inégaux) n'a pas tellement d'importance. Les instruments ne sont jamais parfaitement justes d'une part et l'oreille possède une certaine zone de tolérance. Par contre ce qui est fondamental c'est que parmi tous les assemblages de sons possibles on en sélectionne un sous-ensemble si petit, réduit à la combinatoire des 12 sons du clavier. Et qu'on décide que la musique toute entière doit tenir dans cette combinatoire. De même que le Lego réduit personnes, bâtiments et objets à des assemblages de cubes, de même l'invention du clavier dans la musique occidentale a réduit l'univers immense et informe du son à un assemblage de 12 notes (ou de 88 notes si l'on inclut les transpositions à l'octave. Et c'est ainsi pendant près de 400 ans, de Josquin des Prez à Maurice Ravel inclus, que les musiciens ont travaillé avec des notes plutôt qu'avec des sons.

Commentaires

1. Le mercredi 2 juin 2010, 21:17 par DavidLeMarrec

Peut-être, mais quand Lully écrit des trucs, c'est pas jouable au clavier et c'est très agaçant.

Merci pour ce panorama et cette invitation toujous aussi riche à la réflexion sur la confection de musique. Chez certains compositeurs, et qui pourant n'étaient pas des concertistes, on peut voir le piano sur les partitions d'orchestre...

D'ailleurs Berlioz n'était pas pianiste, c'est une coïncidence troublante supplémentaire.

2. Le dimanche 6 juin 2010, 09:38 par Azbinebrozer

Merci encore pour ce bel article Papageno qui s'inscrit bien dans votre réflexion sur l'avenir de la musique et des ses choix harmoniques. Pardonnez ces quelques questions de non-musicien.

Il est indéniable que le piano influe sur la pensée des compositeurs depuis sa diffusion.
A rebours, est-ce que le piano n'exprime pas au mieux la volonté de système de la musique occidentale comme de sa pensée ? Les critères que vous évoquez sont symptomatiques, « géométrisation », capacité à intégrer « l'empilement » harmonique, possibilité de « moduler » sur le même instrument sans modification technique. Derrière cet « outil universel » (et ses dégâts co-latéraux : on ne peut jouer du Lully...) on retrouve cette volonté de trouver un modèle physico-mathématique aux phénomènes sonores comme à tous les phénomènes, des Pythagoriciens jusqu'à certains « délires » de Rameau lui-même.

Au sortir du Moyen-Age cette volonté de systématiser, de géométriser propre à la musique européenne aurait-elle pu prendre selon vous une autre voie un autre instrument, un piano différent ?

En l'absence de cette volonté de systématiser, géométriser (que l'on a connu jusqu'à l'hégémonie sérielle) comment globaliser la musique, communiquer, jouer ensemble ? Chaque patois a son charme mais ne permet pas d'échanger sans une langue commune ou un système de traduction...
Pour l'avenir chaque compositeur novateur ne sera-t-il pas amené à s'écarter avec panache mais isolé, d'un système et de ses instruments finalement assez immuables et stables ? La globalisation quoi, l'anglais, l'économie...