Le mépris

S'il fallait choisir un seul mot pour qualifier l'attitude des journalistes et critiques spécialisés ans la "musique classique" envers les compositeurs, je pense que ce serait le mépris. Qu'on écrive dans un style néo-consonant, post-spectral ou pré-boulézien, une chose est sûre, c'est qu'on ne trouvera pas grâce à leurs yeux. Pas avant d'être mort depuis une centaine d'années en tout cas, et d'avoir acquis le statut de Compositeur (doté de génie, naturellement) dûment répertorié dans les dictionnaires de la musique et les programmes de la salle Pleyel.

hilary_hahn.jpgUne anecdote entre mille témoignera très bien de ce mépris. Une de mes violonistes préférées, Hilary Hahn, vient de publier un nouveau disque avec deux concertos: celui de Jennifer Higdon et celui de Piotr Tchaïkowsky. Une journaliste de la radio que je préfère ne pas nommer en fait sa chronique du jour. Elle commence par s'étonner que le nom de Higdon apparaisse en caractères aussi gros que celui de Tchaïkowsky sur la pochette du disque. Puis elle qualifie ce concerto, dont Hilary Hahn signe le tout premier enregistrement, de "néo-classique". Autant dire que c'est de la merde. D'ailleurs on n'aura pas le droit de l'écouter: c'est un extrait de Tchaïkowsky qu'on entendra.

J'aurais bien aimé avoir un micro moi aussi pour interrompre cette idiote de journaleuse et lui renvoyer son mépris à la figure. Pour lui dire, à cette conne, que tout comptes faits, Tchaïkowsky lui aussi était un passéiste, comme Brahms ou Rachmaninoff, qu'on s'en fout pas mal de savoir ce qui est futuriste et ce qui est has been, que tout ce qu'on veut c'est écouter de la musique, et que nom de Zeus on est bien assez grands pour se faire une idée par nous-même de ce nouveau concerto. Je vous invite à découvrir le début, ça ressemble assez peu à du Tchaïkowsky tout de même:

Fichier audio intégré

L'orchestration est très fine, les instruments sont utilisés individuellement ou par petit groupes, plus rarement comme une masse destinée à lutter avec le soliste. Les spécialistes jugeront sans doute que la référence tonale (on est en si mineur) est présente, mais c'est le choix de la compositrice et il n'y a rien à dire là-dessus. Néo-tonal ou pas, j'ai écouté ce concerto avec bien plus de plaisir que celui de Tchaïkowsky, dont ce vieux facho de Rebatet écrivait dans son histoire de la musique qu'il mélangeait des formules académiques avec des "tziganeries de restaurant", et que je connais archi-par-coeur.

Pour terminer sur une note positive, saluons encore une fois le talent et le courage d'Hilary Hahn qui, après avoir fait aimer le concerto Schönberg à son public, continue de démontrer, et avec combien de talent, que le répertoire ne se limite pas à 10 concertos, et qu'il n'y a pas besoin d'être mort et enterré pour écrire de la musique. Et que si vous voulez entendre des choses sensées sur ce disque, il vaut mieux fermer la radio et écouter les artistes qui l'ont réalisé;



Commentaires

1. Le mardi 11 janvier 2011, 22:07 par Jean-Brieux

Pas sûr que Higdon plaise à Rebatet.

2. Le mercredi 12 janvier 2011, 11:01 par Jean-Brieux

Tout le monde a eu droit à son interview sauf Tchaikovsky l'immortel dont le nom est de surcroît écrit en plus petits caractères sur la pochette du CD.

C'est scandaleux : vraiment le début de la fin pour ce si grand compositeur. Quel sacrilège !

Merci aux journalistes de la radio de lutter en faveur des espèces en voie de disparition.

3. Le mercredi 12 janvier 2011, 15:18 par Azbinebrozer

"s'en fout pas mal de savoir ce qui est futuriste et ce qui est has been"

En tant qu'Azbinebrozer, je ne peux que vous remercier vivement Papageno pour ce soutien personnel réconfortant.
Mais aussi pour cette belle musique de Higdon que je découvre avec plaisir sur le net à l'instant ! ;- )

4. Le mercredi 12 janvier 2011, 15:35 par Azbinebrozer

Ai-je rêvé ou bien cette pièce d'Higdon semble tenir une pulsation pendant sa 1 mn d'extrait, et non pas un agglomérat de brisures rythmiques ?... Tant et si bien que le percussionniste, le pauvre, à la fin n'en peut mais et enrage sur son instrument...
http://www.youtube.com/watch?v=NDKv...

Bah oui là quand même, tonalité, plus régularité de la pulsation c'est tendre la baguette pour se faire battre ?

5. Le mercredi 12 janvier 2011, 21:46 par Aloysia

Waouh, quelle découverte !

Je pense qu'on se moque complètement de savoir si elle compose une musique d'avant-garde ou néo-classique. D'ailleurs, le terme est employé à bien mauvais escient, puisque Pulcinella de Stravinski est néo-classique, mais ce n'est pas le cas dans les extraits du Concerto entendu ici (extrait audio ou extraits de l'interview) !

Merci :)

6. Le vendredi 14 janvier 2011, 11:27 par Papageno

cher Azbinebrozer, merci pour le lien. Cette cadence pour percussions reste un peu trop sage à mon goût: pas assez de silences, de modulations rythmiques, de surprises. Notre oreille aime les pulsations régulières, mais le compositeur peut aussi jouer avec les attentes du public, pour les satisfaire comme pour les trahir.

Quant au concerto, on peut l'écouter en entier sur les sites de streaming (musicme, spotify, etc) ou bien sûr acheter le disque. Je n'aime pas tout dans ce concerto, loin de là. Par exemple l'accord finale de ré majeur, comme il n'est pas préparé par une cadence tonale en bonne et due forme, arrive un peu comme un paquet de cheveux sur la soupe: je préfère les fins plus ouvertes. De manière générale les formules tonales souvent présentes mais privées de leur fonction structurelle sonnent un peu à vide. Mon goût personnel me porte davantage vers les oeuvres déjantées et les gestes extrêmes, mais la qualité d'écriture de ce concerto est assez évidente. On peut bien sûr le critiquer, comme on peut critiquer ceux de Tchaikovski, Hindemith ou Britten, mais il ne mérite pas un tel mépris.

7. Le lundi 17 janvier 2011, 15:08 par Musica ficta

Merci pour ce sain coup de gueule !
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le mépris dont fait souvent l'objet Hilary Hahn, volontiers jugée trop "immature" pour interpréter Schoenberg, par exemple. Comme si les journalistes lui en voulaient de ne pas avoir une discographie qui cadre parfaitement avec leur vision de l'ancienne violoniste prodige, juste capable de jouer Paganini et Sarasate...

8. Le lundi 17 janvier 2011, 16:46 par Papageno

Il me semble qu'elle fait tout de même une fort belle carrière et que son disque Schïönberg-Sibelius avait été très bien reçu par la critique dans l'ensemble. Je lis très peu les critiques cela dit: je préfère les blogs qui ne sont pas plus subjectifs mais toujours plus honnêtes et moins prétentieux.

Quoi qu'il en soit, c'est définitivement à mettre au crédit d'Hilary Hahn que de réaliser des premières mondiales et de continuer à élargir son répertoire afin d'éviter de se transformer en robot à jouer les cinq ou six concertos les plus connus.

9. Le lundi 17 janvier 2011, 18:00 par Musica ficta

Vous avez raison, "mépris" est un mot un peu fort pour une soliste aussi médiatisée ; parlons plutôt d'une certaine condescendance, notamment concernant ses enregistrements des oeuvres les plus ambitieuses (schoenberg, shosta...).

10. Le mercredi 19 janvier 2011, 22:47 par Azbinebrozer

Ce concerto est vraiment une chose... que j'aime beaucoup réécouter ! Merci.

L'écriture est vive, souvent brillante, il y a du cœur.
On peut parfois être surpris par l'homogénéité de l'ensemble, comme cet accord final effectivement très abrupte ! Comme une manière américaine un salut frustre ?
Autant on peut se dire avec Lévy Strauss que la musique dodécaphonique ne nous est pas acquise culturellement, autant la musique tonale a respecter trop ses cadences ne risque-t-elle pas le convenu ? Ou bien y entendez-vous un chemin nouveau ?

11. Le vendredi 21 janvier 2011, 21:41 par Aloysia

Après écoute intégrale du concerto, effectivement, il y a quelques passages qui ne me plaisent pas (je trouve que le 2nd mouvement tranche trop par son aspect mélodique par exemple).
Mais je suis d'accord concernant la fin. L'utilisation d'élément musicaux si "convenus" comme dit Azbinebrozer est dommage. Il y a tellement de nouvelles possibilités à découvrir... !

12. Le vendredi 28 janvier 2011, 14:29 par Esther Mar

Moi j'aime bien le livre du facho Rebatet et j'aime bien les compositeurs contemporains, même pas morts ou morts depuis pas longtemps (le météore Christophe Bertrand...). Mais j'en ai marre des mots "facho" et "contemporain", qu'on entend à tout va et dont le sens est si large, si flou...

Merci de tenir ce blog toujours intéressant et revigorant.

13. Le vendredi 28 janvier 2011, 22:16 par Papageno

S'il y en a un qui mérite (méritait) le qualificatif de "facho" c'est bien Lucien Rebatet, qui a notamment participé à "Je suis partout" de 1932 à 1944, publié un brûlot antisémite "Les Décombres" en 1942, a été condamné à mort pour collaboration en 1945 puis gracié:

http://carnetsdejlk.hautetfort.com/...

14. Le samedi 29 janvier 2011, 21:22 par Midas

Dear Papageno,

dès le début vous vous retenez trop. une main pour le stylo (the pencil), une main pour le couteau. Ha vous donnez dans le domaine publique et toute la bave vous en retombe !... vous pouvez dire "merde" à présent. la musique compte beaucoup ?... mon Dieu, seule la musique importe ! vous donnez des coups de poings dans le vent, les cons n'en peuvent plus, ils rappliquent : c'est un genre de Tragédie. Je ne me pose plus la question des noms et des existences... Je lis Les deux étendards, le reste, l'Avant, je consomme les Beaux. Si tout le monde pouvait faire ainsi, pfiou, tout cela aurait un air moins grotesque. Ce n'est, en Vérité, plus qu'une question de temps : cendres cendres poussières ! ça continue de se chamailler, je ris bien ; mais me sens de votre côté.

votre

15. Le lundi 14 février 2011, 23:09 par phc

La première fois que j'ai écouté ce concerto (en fait son premier mouvement) je suis resté un peu sur ma faim, au point de mettre le curseur de lecture au pif dans le morceau... Jusqu'à ce que j'arrive à la cadence, où là j'ai été fasciné non seulement par son contenu totalement différent du reste du mouvement mais aussi par l'interprétation virtuose d'Hilary Hahn. Le reste j'ai pas écouté. J'ai eu l'occasion de regarder la vidéo youtube de la cadence du concerto pour percussions ; patrick, je suis tout à fait d'accord avec toi, mais elle n'en est pas pour autant désagréable à écouter...