Le mépris... (suite)

Nous l'avons déjà dit dans ce journal, s'il y a bien une chose qui met les musiciens, le public et les critiques d'accord, c'est que les compositeurs sont nuls. Oh bien sûr, pas les "Grands Compositeurs" dûment estampillés, ceux qui ont droit à leur nom dans les histoires de la musique et leur buste en marbre dans les musée. Non, ceux qui respirent, ceux qui bougent encore, ceux qui s'obstinent à vouloir écrire de la musique, comme si c'était encore possible de nos jours. On a même inventé des néologismes pour mieux les rabaisser: "néo-tonals", "(post-)sériels", "minimalistes", "répétitifs", "bruitistes"... quel que soit leur style, une chose est sûre: ils ne trouveront pas grâce auprès des faiseurs d'opinion ni chez les bourgeois qui se gobergent à l'entracte en buvant des coupes de champagne à 10€... "cette pianiste, elle est merveillllleuse ! Je l'ai entendu à la Roque d'Anthéron dans Brahms ..."

En voici un signe parmi mille autres. Relisons ce court billet sur ResMusica intitulé Victoire de la musique défaite de l'audience et signé par un courageux collectif d'anonymes désigné par "la Rédaction". Taper sur les Victoires de la musique, c'est facile, tout le monde le fait. Taper sur les labels qui ont signé avec les lauréats (Virgin, Naïve) ça fait toujours bon genre. Mais ce n'est pas ça qui a retenu mon attention.

Petite devinette: parmi les nominés se trouvent un pianiste, une soprano, un tubiste, un accordéoniste, un altiste, un baryton, un violoniste, une harpiste, un compositeur. A votre avis, lequel de ces musiciens a droit a un grand coup de tatane en pleine gueule ? Le compositeur, bien sûr ! Le voilà renvoyé au "placard poussiéreux de la musique contemporaine bien-pensante et surannée"   dont il n'aurait pas dû sortir. 

Avez-vous saisi la subtilité de la rhétorique ? Les mecs qui jouent de la musique écrite il y a 200 ans, ils sont kool, ils sont chébran. Ils mériteraient de passer plus souvent à la télé. Mais le mec qui essaye d'écrire de la musique aujourd'hui, il a rien compris ! Ah le con ! Le vieux shnock, il n'est pas encore mort et déjà passé de mode ! Ah, l'affreux ringard !

Philippe Manoury (puisqu'il s'agit de lui) écrit de la musique depuis près de 40 ans, et le moins qu'on puisse dire est qu'il connaît son affaire. On peut aimer ou ne pas aimer le style, question de goût personnel, mais il est impossible de ne pas reconnaître la qualité de l'écriture. Ecoutons par exemple "Nuit" tiré de Fragments pour un portrait (1998). Cette pièce me rappelle un peu le célèbre Unsanswered Questions de Charles Ives car on y retrouve le contraste entre un arrière-plan sonore très calme constitué par les cordes qui jouent pianissimo en valeurs longues, et des interventions beaucoup plus énergiques et rythmés des instruments à vents et de la percussion. L'orchestration de "Nuit" est très fouillée et l'ambiance créée par le début prenante et même envoûtante.

Je vous invite à écouter également Partita I, pour alto solo et électronique live, une pièce récente qui a été créée par l'excellent Christophe Desjardins en 2006. Comme l'écrit john11inch qui a posté la musique sur ioutioube:

Typically, I strongly dislike works that attempt to blend old forms and new in such a way, but this piece is so incredibly well-written, and remains interesting past the kitsch (in fact, transcends it), I find myself particularly liking it, which speaks very highly to Manoury's craft.

En général, je n'aime pas les oeuvres qui essayent de mélanger les formes anciennes et nouvelles de cette façon, mais cette pièce est tellement bien écrite, et reste intéressante au-delà du kitch (en fait, elle le transcende), que je me prends à l'aimer particulièrement, ce qui montre vraiment la maîtrise qu'a Manoury de son art.

Une chose est certaine: aucun des minables qui ont écrit (à défaut de le signer) ce "billet de la rédaction" n'arrive à la cheville de Philippe Manoury intellectuellement parlant.

Une autre chose est certaine: si c'était Nicolas Bacri, autre compositeur nominé, dont le style est très différent de Manoury mais dont les qualités sont tout aussi évidentes, qui avait emporté le prix, ils auraient certainement trouvé quelque méchanceté à lui jeter. Néo-machin-chose ou je ne sais quoi d'autre.

Ces pitoyables musicographes me font penser aux serpents dont parle Nietsche dans Le gai savoir: ayant avalé trop de cailloux de par leur culture classique si complète, ils se traînent lourdement et ont perdu tout appétit pour la nouveauté. Mais pas complètement leur venin, on dirait.

(Note pour nos lecteurs: l'article de Natalie Kraft sur Rue89 est bien plus intéréssant et contient quelques remarques très fines et judicieuses dont les organisateurs feraient bien de s'inspirer pour l'édition 2013).

Commentaires

1. Le vendredi 24 février 2012, 08:37 par JPR

Je partage à 100 % !

2. Le mardi 28 février 2012, 12:24 par DavidLeMarrec

Encore un beau sujet, soulevé avec beaucoup de finesse, merci.

Pour prendre le contrepied, il existe tout de même des raisons objectivables à ce rejet :

1) Par définition, chez les contemporains, la sélection ne s'est pas faite. Il y a quantité de compositeurs de premier plan qui ne sont plus joués, mais on ne trouve guère d'imposteurs chez ceux qui ont été distingués par la postérité... Evidemment, le taux de satisfaction est moindre si on écoute de la musique d'aujourd'hui, qui est non triée.

2) Les esthétiques dominantes de la musique contemporaine, dans les représentations générales et dans les concerts, sont particulièrement arides et souvent habillées de concepts verbeux inutiles, ce qui crée chez ceux qui ne passent pas leur vie à explorer le classique cette impression (qui n'est pas infondée).

3) Même chez les compositeurs qui, disons, restent plus proches des traditions modales, le coefficient d'accessibilité reste la plupart du temps bien moindre que pour n'importe quelle oeuvre d'avant 1900.

Je conviens tout à fait que c'est triste, mais ça s'explique (et c'est pour partie la faute des compositeurs, on ne peut pas exiger des gens qu'ils passent leur vie à écouter de la musique pour arriver à suivre !).

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C'est aussi pourquoi il est devenu _facile_ de dire du mal des compositeurs (comme pour les metteurs en scène à l'Opéra...) : on active des clichés qui sont vérifiables par une fréquentation superficielle de cette frange du répertoire. Ils restent des clichés (donc réducteurs, trompeurs, injustes), mais à moins de s'y pencher sérieusement, on n'y voit que du feu.

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Plus spécifiquement sur Manoury, j'aime beaucoup son style d'aujourd'hui, il a effectivement une science d'orchestre consommée, un très beau talent de coloriste, et contrairement à beaucoup d'autres de la même chapelle, on sent quelque chose de discursif dans ses oeuvres.

Mais il traîne aussi son boulet, le fléau de la musique contemporaine (le plus terrible, juste après le livret-pourri) : les oeuvres qu'on trouve au disque sont pour large partie celles de ses débuts, lorsqu'il ne maîtrisait pas encore bien les alliages acoustique / électronique, et qui sonnaient assez comme du bricolage... Aussi, la réputation d'expérimentateur avant-gardiste médiocre lui est largement demeurée.
C'est le cas pour un très grand nombre de compositeurs d'aujourd'hui, malheureusement : les bonnes oeuvres ne sont pas forcément enregistrées.

Là aussi, le serpent se mord la queue : réussissant souvent mal la musique de chambre (plus difficile, surtout pour les langages "non-polarisés"), alors que c'est la moins chère à enregistrer... ils paient leur façon de n'être intelligible que sous la forme de couleurs, de flux de textures... puisque leurs chefs-d'oeuvre orchestraux ne sont pas forcément disponibles au disque.

C'est une généralisation ici encore, mais elle explique pour partie l'injustice que ce billet signale très bien.

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Merci pour ces pistes de réflexion, une fois de plus très vivifiantes !

3. Le mardi 28 février 2012, 13:03 par DavidLeMarrec

(Ah oui, et quand je dis finesse, c'est à propos des enjeux, hein... parce que formellement, je suis content de n'être qu'un glottolâtre, beaucoup d'autres ont plus mal aux dents que moi...)

4. Le mardi 28 février 2012, 14:31 par Lucie

Je vois que, malheureusement, la situation n'est guère plus reluisante chez vous que chez nous. Pourrons-nous un jour ouvrir les oreilles de tous ces « bien-pensants »? J'en doute. Quelle tristesse...

5. Le mercredi 29 février 2012, 16:39 par Papageno

Cher David,

Les causes que vous explicitez ressemblent davantage selon moi à des symptômes d'une cause plus profonde, un déclin de la musique occidentale (comment l'appeler autrement) qui se replie sur son passé et boude ses créateurs. Les salles de concert et d'opéra qui du temps de Beethoven étaient des lieux de création sont devenus des lieux de conservation du patrimoine. En deux siècles on est passé d'une proportion de 95% de musique vivante et 5% de répertoire à la proportion inverse.

Bien sûr les compositeurs ont leur part de responsabilité dans cette situation. Surtout depuis qu'avec les festivals et académies du type Darnstadt, la composition est devenue une sorte de concours Lépine où il s'agit d'épater les autres compositeurs, non de rendre la vie plus facile aux interprètes et encore moins de faire plaisir au public (quelle drôle d'idée). La vogue des compositeurs-musicologues sur le modèle de Ligeti qui écrivent des partitions injouables mais ne se présentent jamais sur scène n'a pas arrangé les choses.

Mais maintenant que le divorce est consommé, les compositeurs, même ceux qui voudraient se montrer conciliants et caresser le public dans le sens du poil, partent avec un handicap considérable. On les regarde par principe avec méfiance, voire avec une franche hostilité. Bien au-delà du fait qu'ils doivent faire leurs preuves et c'est bien naturel, beaucoup de musiciens considèrent que le fait même d'écrire de la musique aujourd'hui est une absurdité. C'est un peu comme si les libraires cessaient de promouvoir le "roman de la rentrée" pour nous vendre uniquement Balzac et Stendhal...

C'est mauvais pour les compositeurs, bien sûr, mais aussi pour la musique et musiciens. Car rester immobile dans un monde qui bouge, c'est régresser. Ceux qui se demandent comment et pourquoi amener un public plus nombreux et sociologiquement divers à l'opéra devraient également se demander comment renouveler le genre et y intégrer les thèmes actuels (dans les livrets) ainsi que les musiques populaires d'aujourd'hui. Pour faire en somme ce que faisaient les directeurs d'opéra à l'époque où le genre était encore vivant.

6. Le jeudi 1 mars 2012, 21:52 par DavidLeMarrec

Bonsoir !

Ici aussi ? Bien, après avoir fait le chemin inverse en tirant une notule d'un commentaire, je reproduis ici le commentaire d'à-côté, alors. :)

"Les causes que vous explicitez ressemblent davantage selon moi à des symptômes d'une cause plus profonde, un déclin de la musique occidentale (comment l'appeler autrement) qui se replie sur son passé et boude ses créateurs. Les salles de concert et d'opéra qui du temps de Beethoven étaient des lieux de création sont devenus des lieux de conservation du patrimoine. En deux siècles on est passé d'une proportion de 95% de musique vivante et 5% de répertoire à la proportion inverse."

C'est vrai, mais je crois que c'est le type d'oeuvre qui est produit qui est avant tout en cause : à l'origine, la musique "classique" était réservée à l'élite, c'était un attribut de l'aristocratie (ou de la liturgie). La partie de la musique "classique" qui a eu une réception bourgeoise et populaire, ça a été presque exclusivement l'opéra (puis, au XIXe, les bluettes instrumentales de salon). Et les opéras qui ont eu une fortune populaire, c'était l'opéra comique, le belcanto, le grand opéra... pas précisément les genres les plus denses musicalement (en tout cas pour les deux premiers).

A partir du moment où les oeuvres ne sont pas immédiatement accessibles (ça vaut tout autant pour à peu près tous les quatuors !), elles ne peuvent toucher qu'un public un peu motivé, donc un public de niche.

"Bien sûr les compositeurs ont leur part de responsabilité dans cette situation. Surtout depuis qu'avec les festivals et académies du type Darnstadt, la composition est devenue une sorte de concours Lépine où il s'agit d'épater les autres compositeurs, non de rendre la vie plus facile aux interprètes et encore moins de faire plaisir au public (quelle drôle d'idée)."

De toute façon, à partir du moment où on se prive de la pratique amateur (quand on songe qu'on vendait aux particuliers des réductions d'opéras entiers au début du XXe, et que c'était jouable...), on perd de précieux relais. Une musique qui n'est ni jouable ni intelligible à moins d'être spécialiste pose des problèmes, puisque contrairement aux sciences, le but de la musique est d'être diffusé (et pas de produire autre chose...).

Cela dit, j'ai l'impression que le but est plus d'épater les politiques, avec les notes de programmes prétentieuses qui montrent à quel point l'oeuvre résume tout, rend hommage au passé, ouvre la voie de l'avenir, exalte la beauté de l'Humain ou met en lumière la noirceur du Monde... Les compositeurs sont beaucoup moins dupes de ces habillages.

"La vogue des compositeurs-musicologues sur le modèle de Ligeti qui écrivent des partitions injouables mais ne se présentent jamais sur scène n'a pas arrangé les choses."

Ligeti me paraît une très mauvaise cible, précisément parce qu'il écrit des choses jouables (ses Etudes sont difficiles, mais pas du tout inaccessibles, plus faciles que les Impromptus de Chopin à mon avis...), ou alors des oeuvres très immédiates, où la plastique sonore remplace la forme musicale habituelle.
Il fait clairement passer l'écriture de la musique dans une autre dimension, un peu moins féconde peut-être, mais totalement différente et très intelligible dans un bon nombre d'oeuvres.

Et quand il écrit de la musique sur les vieux patrons (ses quatuors ou ses choeurs sur Hölderlin, par exemple), il démontre une véritable maîtrise.

"Mais maintenant que le divorce est consommé, les compositeurs, même ceux qui voudraient se montrer conciliants et caresser le public dans le sens du poil, partent avec un handicap considérable. On les regarde par principe avec méfiance, voire avec une franche hostilité. Bien au-delà du fait qu'ils doivent faire leurs preuves et c'est bien naturel, beaucoup de musiciens considèrent que le fait même d'écrire de la musique aujourd'hui est une absurdité. C'est un peu comme si les libraires cessaient de promouvoir le "roman de la rentrée" pour nous vendre uniquement Balzac et Stendhal..."

Oui, tout à fait d'accord. Le problème demeure que vu la diversité (et la difficulté) des esthétiques sur le marché, il est assez pénible, pour la majorité des auditeurs, de faire le tri.

En cela, c'est très injuste pour ceux qui méritent la diffusion (et encore plus pour ceux qu'on n'écoutera même pas, parce qu'ils sont "contemporains").

"Ceux qui se demandent comment et pourquoi amener un public plus nombreux et sociologiquement divers à l'opéra devraient également se demander comment renouveler le genre et y intégrer les thèmes actuels (dans les livrets) ainsi que les musiques populaires d'aujourd'hui.
Pour faire en somme ce que faisaient les directeurs d'opéra à l'époque où le genre était encore vivant."

Ce n'est pas forcément le meilleur modèle : l'opéra, il y a un siècle et demi, c'était vraiment l'équivalent du cinéma aujourd'hui. On utilisait les thématiques à la mode, dans des canevas assez fixes, et on faisait tourner l'oeuvre pendant des semaines, en misant sur le nom des stars de la glotte. Ca n'empêchait pas d'écrire des chefs-d'oeuvre dans ce cadre, mais on ne peut pas dire que la forme les favorisait intrinsèquement. :) C'est surtout intéressant aujourd'hui parce qu'avec la distance, on fait aussi de l'histoire en même temps que de la musique... et par-dessus tout on a le choix, on peut alterner les esthétiques, ce qui n'était pas le cas autrefois, où l'on était limité selon sa décennie et sa ville...

Et on aura beau faire, du chant avec des voix épaisses faute de micro, un orchestre sans batterie pour surpulser, des compositions qui incluent des modulations raffinées, un livret un peu subtil... ça ne sera jamais grand public.

L'opéra grand public avec des thèmes actuels et des musiques populaires, ce n'est ni plus ni moins que la comédie musicale, qui remplit très bien la place que tenait l'opéra autrefois, et qui est un genre très divers et vivant.

La problème de l'opéra d'aujourd'hui n'est à mon avis pas du tout d'être "actuel" (d'ailleurs les comédies musicales qui marchent bien ne sont pas forcément sur des thématiques d'aujourd'hui) : Anna Nicole de Turnage (très beau musicalement au demeurant) n'est pas écrit dans un langage musical particulièrement accessible et ne s'adresse pas vraiment au public d'ingénus de l'opéra.
Déjà, si les compositeurs évitaient les livrets prétentieux écrits par des copains pas très habiles, et respectaient un minimum la prosodie au lieu de tout déstructurer pour leurs besoins musicaux, ça donnerait peut-être quelque chose de lisible et d'écoutable.

Aperghis, qui est vraiment très versé dans l'expérimentation, réussit assez bien pour cette raison, parce qu'il prend au sérieux son texte, qui n'est pas qu'un prétexte.

Mais concernant le classique en général : en fin de compte, je trouve plus intéressant un art-musée où l'on peut choisir à sa guise qu'un art-instantané où seul est disponible ce qui est à la mode... D'autant plus que la création, même si elle est désormais totalement marginalisée, existe toujours.