Nous en aurons raison

Voilà longtemps que je voulais écrire un article sur ce sujet, depuis les attentas du 7 janvier 2015 en fait. Mais je voulais également prendre mon temps pour le faire, d'abord par respect pour les victimes et leurs familles: je trouve le déluge de paroles sur les chaînes et sites d'informations après un attentat indécent et peu compatible avec le silence qui convient au travail de deuil, ainsi qu'au temps de la réflexion, plus que jamais nécessaire. Je n'avais pas encore publié mon papier que les attentats du 13 novembre 2015 à Paris puis du 22 mars 2016 à Bruxelles ont été perpétrés, confirmant en tout point mes intuitions. Là encore les media se sont concentrés sur l'émotionnel pur, ou encore sur les savantes analyses de politologues, sociologues, sécuritologues et autres islamologues qui n'avaient pour effet que d'augmenter la panique et la confusion. On en viendrait presque à croire qu'ils sont les alliés objectifs des terroristes, en mobilisant toute leur énergie pour nous faire peur. Au milieu de ce fatras les seules paroles que j'ai retenues sont celles d'Antoine Leiris, journaliste et époux d'une des victimes du Bataclan. C'étaient les seules paroles sincères, sensibles et sensées, inspirées par l'amour de la vie.

 

 

Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur.

Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.

Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de 12 ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.

Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus fort que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus.

Antoine Leiris vient de publier un livre Vous n'aurez pas ma haine chez Fayard que je recommande chaleureusement à nos lectrices. C'est un livre qui dit l'amour d'une personne qu'on a perdue, la vie qui continue, avec des mots simples et une franchise très émouvante. Le deuil étant une expérience humaine universelle (qui n'a jamais connu la séparation définitive avec une personne chère à son cœur ?), chacun(e) pourra y trouver une certaine résonnance avec son histoire personnelle et puiser du courage dans l'histoire de ce jeune père de famille frappé au cœur par une violence aveugle.

Nous voici donc confrontés, en France, en Europe, à une situation inédite depuis l'armistice de 1945. Les valeurs que nous tenions pour acquises, les institutions que nous croyions solides sont menacées et vacillent. La démocratie, la liberté, la fraternité, l'égalité sont attaquées simultanément par plusieurs factions. J'en distingue au moins trois:

  • La première menace vient de l'islam radical. C'est une menace très directe (assassinat de journalistes parcequ'ils ont fait usage de leur liberté d'expression, mais aussi assasinat d'enfants juifs à la sortie de l'école, uniquement parce qu'ils sont juifs, meurtres de masse au Bataclan et à la terrasse des cafés pour terroriser l'ensemble de la population). Mais l'islamisme n'est pas un problème seulement à cause des terroristes ou du petit nombre de fous qui les soutiennent. C'est aussi, à l'instar du Cléricalisme en France au XIXe siècle, un mouvement qui met au défi nos valeurs communes en voulant placer les décrets de la religion au-dessus des lois de la république. D'où les conflits répétés au sujet du Hijab et du Niqab, des cours de sport et de natation mixtes, des menus dans la restauration collective, de l'abattage rituel, etc. 
  • La deuxième menace est le retour de l'extrême-droite sur la scène politique à des niveaux inédits depuis la fin de Seconde Guerre Mondiale qui fut avant tout une guerre contre le fascime et le nazisme. Retour en force qui s'accompagne d'un racisme anti-musulman qui voudrait nier aux musulmans le droit d'exister, de pratiquer librement et ouvertement leur religion, un droit pourtant garanti par la Constitution et par les textes fondateurs comme la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 et la Charte des droits fondamentaux de 2000. Ce racisme se traduit par des actes criminels, comme la tuerie de masse perpétrée en 2011 par le norvégien Anders Breivik que les nouveaux fascistes célèbrent en héros, ou encore les incendies criminels de centres d'accueil pour réfugiés en Allemangne. Cela se traduit également dans les urnes, à des niveaux inquiétants, partout en Europe, et par mille et un autres signaux, comme l'annulation d'un concert du rappeur Black M à Verdun suite à des pressions et à des menaces sur la municipalité venues de l'extrême droite. Né 30 ans après la fin de la guerre, je croyais comme beaucoup d'autres que les leçons de l'histoire étaient bien apprises, et que le double désastre des deux guerres mondiales nous avait enseigné pour de bon que le nationalisme, lorsqu'il devient une passion propre à justifier tous les abus et à nier les droits les plus fondamentaux des individus, est une maladie mortelle qu'il faut éradiquer sans faiblesse. Ceux qui croyaient de façon un peu optimisme que le fascisme ne pourrait pas revenir en Europe devront comme moi réviser leur préjugés optimistes.
  • La troisième menace est peut-être la plus grave des trois, provient du gouvernement, ou plus généralement de nos institutions démocratiques, qui pour faire face aux deux premières menaces, subit la tentation d'en faire trop, et de jeter le bébé de la démocratie avec l'eau sale de l'intolérance. De répondre à la menace islamiste par un excès de mesures sécuritaires. Et de répondre à la menace faciste par un excès de censure bien intentionnée mais en définitive injuste et contre-productive (lire par exemple la République des censeurs de Jean Bricmont: Dieu sait combien je déteste les fachos et comme il m'est pénible de prendre leur défense, mais force est de reconnaître que les lois actuelles ont poussé trop loin la volonté de censure. Ce n'est pas tant un problème pour les vrais fachos (qui contournent l'interdit avec un langage codé, et qui se complaisent dans la posture de victimes du système persécutés parce qu'ils disent "la vérité"), c'est un problème pour l'ensemble du débat public qui devient biaisé et tronqué par peur de la censure. On n'a pas tardé à voir le gouvernement abuser de l'état d'urgence lorsque la Marche pour le Climat prévue en même temps que la COP21 a été annulée et des militants écologistes assignés à résidence sans avoir commis d'autre crime que d'être considéré comme des activistes potentiellenment dangereux par la police. Et les manifs contre la fameuse loi Travail se déroulent dans un climat très tendu entre la police qui a vu ses prérogatives augmentées et le peuple en colère contre l'autoritarisme. Dans une démocratie, la police doit lutter contres les terroristes et les malfaiteurs, mais aussi contre ses propres excès. À ce sujet je vous recommande Les ennemis intimes de la démocratie par Tzvetan Torodov (Laffont).

Devant ce tableau bien sombre, où trouver une nourriture pour l'espérance et l'enthousiarme ? Paradoxalement c'est dans les heures les plus noires de notre histoire qu'on peut trouver les plus belles leçons d'optimisme. Rappelons-nous pour commencer que la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 a été rédigér puis adoptée dans un climat politique extrêmement tendu, marqué par des révoltes, des assassinats, et finalement la Terreur et la guerre de 1793. Ceux qui ont signé ce texte et l'ont promus savaient fort bien que le chemin serait long. Ils ne mesuraient que trop bien l'écart entre les principes qu'ils proumouvaient et la réalité qu'ils avaient sous les yeux. Néanmoins le travail de ses visionnaires a servi d'inspiration à cinq Républiques Françaises, de socle à toutes les Constitutions, et de justification à toutes les révoltes contre l'arbitraire quand il est revenu au pouvoir. Il suffit de relire ce texte pour y trouver une réponse aux défis contemporains (islamisme, retour de l'extrême droite, dérives autoritaires de l'État):

Article 1. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.

Article 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Article 8. La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires

Article 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi.

Article 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Concilier la liberté de penser et la liberté de culte, la liberté de croire de Dieu et de pratiquer une religion avec la liberté de critiquer la religion ou de s'en moquer: nous avons formé un mot pour cela, laïcité. Nous avons appris, en plus de 200 ans, à placer les limites aux uns et aux autres pour rendre la cohabitaiton possible et même harmonieuse. Un islam moderne et compatible avec les valeurs de la République est-il possible ? Non, répondent en choeur les islamistes et les racistes (drôle d'alliance !). Oui, répondent par leurs actions quotidiennes les millions de musulmans qui vivent en Europe et respectent les lois communes aussi bien que les décret de la religion. Oui, répondent également les Tunisiens qui dont la jeune démocratie issue du printemps arabe pourrait nous servir de source d'inspiration. Cessons donc de prêter l'oreille aux pessimistes, aux déclinistes et aux catastrophistes, aux Cassandre, aux Zemmour et aux Houellebecq. Nous avons connu des défis encore plus grands, et des conflits ô combien plus meurtriers. Mais l'aspiration universelle au bonheur, l'envie de vivre heureux, en liberté, et en harmonie avec ceux qui nous entourent a toujours repris le dessus. Les djihadistes aiment la mort, mais nous aimons la vie. Et comme le clame Antoine Leiris avec force dans le message ci-dessus, l'amour de la vie triomphe toujours.

C'est à un poète que je vais emprunter le mot de la fin, qui sert également de titre à ce billet. En 2013 lorsque j'ai participé aux Rencontres Internationales de Composition de Cergy-Pontoise, j'ai eu à choisir un texte de Paul Éluard pour le mettre en musique. Sans hésiter j'ai choisi La Victoire de Guernica, écrit en 1937, très peu de temps après les atroces bombardements de la ville de Guernica par l'aviation allemande. Pour les contemporains ces attaques ont dû provoquer une sidération et une inquiétude comparables à celles qui ont suivi les attentats de Paris et Bruxelles (oui, je sais qu'il y a eu d'autres attentats partout dans le monde et jusqu'en Australie, mais je n'ai pas pour ambition de couvrire toute l'actualité mondiale dans ce Journal). Ce poème en 14 strophes de deux syllabes m'a fait penser aux 14 stations du Chemin de croix de la tradition catholique (et cela en dépit de l'athéisme farouche et militant d'Éluard). J'y ai lu une prière pour les morts mais aussi un hymne à la vie, un guide pour tous ceux qui traversent le deuil:

Les femmes les enfants ont le même trésor dans leurs yeux
Les hommes le défendent comme ils peuvent

Le poète manifeste son mépris pour les ennemis en refusant de les nommer ou de les décrire, et par là même les réduit à ce qu'ils sont, des fantômes malfaisants mais dépourvus d'existence propre:

Ils persévèrent ils exagèrent
Ils ne sont pas de notre Monde

Pour illustrer ce poème, j'ai eu la vision d'un orchestre ravagé, disparate, qui serait constitué uniquement des survivants aléatoires de l'orchestre local: un basson, une contrebasse, une harpe, un violoncelle, une contrebasse, un trombone et la percussion. J'ai choisi une voix de soprano colorature (et j'ai eu la grande chance de travailler sur ce projet avec Sevan Manoukian qui a chanté cette pièce difficile et tendue avec une grâce et une élégance sans pareilles) et j'ai dit aux musiciens lors des répétitions: imaginez que vous êtes des survivants des bombardements, et que vous vous réunissez pour entonner une prière alors que vous avez encore des larmes dans les yeux et l'odeur des cendres dans la gorge. Ils ont réalisé un travail fantastique, surtout dans les sections semi-improvisées ou dans celles où je leur demandais de chanter, ce qui n'est pas leur métier. Un enregistrement de cette pièce est maintenant disponible en ligne, en vidéo avec les paroles et un montage de photos d'époque. La partition est également dispnoble sur le site Tamino Productions.

Je ne suis pas le seul à m'être inspiré de ce beau poème qu'on enseigne aujourd'hui aux collégiens et lycéens. Luigi Nono en a réalisé une mise en musique en 1954 et Alain Resnais (cinéaste et auteur d'Hiroshima mon amour) a réalisé un court métrage Guernica avec des photos d'oeuvres de Picasso (y compris le célébrissime tableau Guernica). En 2016 comme en 1937, le message reste le même: les islamistes, fascistes, et autres noms d'oiseaux en -istes, n'auront pas le dernier mot. Peu importe combien de kalachnikov ou d'explosifs ils emploient, ils inspireront toujours plus d'horreur que d'adhésion, toujours plus de résistance que d'obéissance. Ils n'auront pas le dernier mot. Nous en aurons raison.