Barenboïm, Mozart, Bruckner

Ouï vendredi dernier à la Philharmonie de Paris, un des concerts du cycle Mozart-Bruckner par la Staatskapelle de Berlin dirigée par son chef permanent, Daniel Barenboïm.

Comme tous les musiciens professionnels allemands, les musiciens de l'orchestre le plus ancien d'Europe (fondé en 1570 !) ont l'air très chic mais un peu sévère avec leurs redingotes et noeux papillons blancs. Cependant, il ne faut pas se fier à cette froideur un peu austère qui n'est qu'apparente. Le sérieux qui se lit sur leurs visages est celui d'artistes passionnés et désintéressés, qui n'ont d'autre ambition que de servir la musique avec tout leur coeur, toute leur âme et toutes leurs forces.

Nous commençons avec la Symphonie Concertante K297 en mi bémol de Mozart avec 4 solistes: hautbois, clarinette, basson et cor. L'authenticité de cette Symphonie est douteuse, elle pourrait fort bien être un pastiche réalisé au XIXe sièce. Cela dit, si c'est un pastiche c'est fort bien réalisé, et si c'est un contemporain de Mozart cela pourrait nous aider à relativiser certains notions un peu réductrices comme celle du "génie" qu'on attribue à certains plus facilement qu'à d'autres. La conduite des 4 voix solistes est toujours parfaitement naturelle et donne une impression de facilité, de grâce et de légèreté. Le tout s'écoute avec plaisir et la performance des quatre solistes est impeccable, mais l'ensemble est un peu lisse. Monsieur Barenboïm, conscient peut-être que des musiciens tellement aguerris et professionnels pourraient fort bien jouer la pièce sans chef, limite ses interventions au minimum, ce qui est fort pertinent. Il semble écouter les solistes, les encourager du regard et parfois brièvement, du geste, plutôt que les diriger. Avec des musiciens qu'il connaît bien et avec qui il a une complicité évidente, cet effacement confère au musiciens l'envie de donner le meilleur d'eux-même, sans doute plus que ne le ferait une conduite plus présente et autoritaire. De la belle ouvrage, à n'en pas douter. Très fair play, le maestro Barenboïm se range sur le côté pour faire applaudir ses musiciens, avec une élégance qui lui fait honneur.

Après cette mise en bouche commence la Septième symphonie d'Anton Bruckner. Changement de plateau: une mer de violons envahissent la scène tandis que prennent place, en plus des 4 cors, les 4 "tubas Wagner" dont le son tellement caractéristique apporte une couleur éminemment romantique au mouvement lent en particulier. Barenboïm adore Bruckner, et ça tombe bien, moi aussi. L'auteur de La musique éveille le temps ne pouvait pas être insensible à la très haute spiritualité qui se dégage de l'oeuvre symphonique de l'organiste de Saint Florian. Il dirige l'ensemble de la symphonie sans partition, partition qu'il connaît dans tous ses détails, et je l'ai suffisamment étudiée moi-même pour pouvoir en attester. À nouveau sa gestuelle est économe, il ne montre que ce qui n'est pas évident à des musiciens qui connaissent le chemin. Le regard encourage et parfois sanctionne tel ou tel pupitre, les grands gestes sont dégainés uniquement à quelques points clés. Et il parvient à dominer ces énormes crescendos brucknériens, accumulant de la tension dramatique jusqu'à l'incandescene, ou bien jusqu'à la rupture. Les dimensions même de ces mouvements ascendants sont un défi pour les orchestres et les chefs, qui doivent garder suffisamment de souffle pour les conduire de bout en bout.

Quant à l'orchestre... quelle splendeur ! On a souvent évoqué l'organiste chez Bruckner pour expliquer sa façon singuli!ère d'orchestrer, mais si l'orchestre est un orgue, c'est un orgue dont chaque tuyau a un coeur, des yeux, un souffle, une volonté de chanter tout en se fondant harmonieusement dans l'ensemble. Il y a des moments de pure beauté comme ce passage en mi mineur juste avant la fin du premier mouvement, dont les dissonnances et les modulations sont admirablement mises en valeur par un roulement de timable sur le mi grave, et semblent exprimer une dernière fois les doutes d'une âme torturée avant la triomphante conclusion en mi majeur.

Un mot encore sur le sublime mouvement lent, écrit à la mort de Wagner, et qui est pour moi la plus belle et la plus pure expression du sentiment de deuil. D'abord ce premier thème aux tubas et cordes graves qui ressemble à une procession funèbre d'une infinie tristesse, sans début ni fin. Ensuite ce deuxième thème en fa# majeur, (un ton plus haut, ou deux dièses de plus que le relatif majeur de la tonalité d'ut dièse, afin d'apporter davantage de chaleur), qui évoque, invoque ou provoque la mémoire des doux moments avec l'être disparu. Enfin la fameuse échelle céleste qui est une des marques de fabrique de Bruckner, qui apparaît dans la réexposition (car cet Andante suit en gros une forme sonate bi-thématique). Les liens de cet article pointent vers une version sur ioutioube de l'Orchestre des Jeunes de l'Union Européenne (EUYO), une institution que j'affectionne particulièrement et qui revient de loin. Pour en revenir à Bruckner, c'est une musique bienfaisante qui a de vraies vertus thérapeuthiques. Je pense qu'on devrait en prescrire l'écoute à toutes les personnes qui sont frappées par le deuil (une expérience qui nous concerne tous tôt ou tard), car l'expression si pure et si parfaite d'une tristesse inconsolable génère par elle-même une sorte de jubilation intérieure aussi mystérieuse que puissante.

En bref, on a beaucoup aimé, on rentre à la maison avec une superbe intégrale Bruckner/Barenboïm en 9 disques vendue à moins de 4€ la symphonie (la fin de l'âge d'or du disque a du bon), et l'on reviendra sans doute en janvier pour la suite et fin du cycle Mozart-Bruckner avec les symphonies 1, 2 et 3.