Tu vis je bois l'azur (Anna de Noailles)

Tu vis je bois l'azur qu'épanche ton visage
Ton rire me nourrit comme d'un blé plus fin
Je ne sais pas le jour où, moins sûr et moins sage
               Tu me feras mourir de faim

azur.jpg

Solitaire, nomade et toujours étonnée,
Je n'ai pas d'avenir et je n'ai pas de toit,
J'ai peur de la maison, de l'heure et de l'année
            Où je devrais souffrir de toi.

Même quand je te vois comme ces chiens farouches,
Qui, le front sur le sable où luit un soleil blanc,
Cherchent à retenir dans leur errante bouche
            L'ombre d'un papillon volant.

Tu t'en vas, cher navire, et la mer qui te berce
Te vante de lointains et plus brûlants transports.
Pourtant, la cargaison du monde se déverse
            Dans mon vaste et tranquille port.

Ne bouge plus, ton souffle impatient, tes gestes
Ressemblent à la source écartant les roseaux.
Tout est aride et nu hors de mon âme, reste
            Dans l'ouragan de mon repos !

Quel voyage vaudrait ce que mes yeux t'apprennent,
Quant mes regards joyeux font jaillir dans les tiens
Les soirs de Galata, les forêts des Ardennes,
            Les lotus des fleuves indiens ?

Hélas ! quand ton élan, quand ton départ m'oppresse,
Quand je ne peux t'avoir dans l'espace où tu cours,
Je songe à la terrible et funèbre paresse
            Qui viendra m'engourdir un jour.

Toi si gai, si content, si rapide et si brave,
Qui règnes sur l'espoir ainsi qu'un conquérant,
Tu rejoindras aussi ce grand peuple d'esclaves
            Qui gît, muet et tolérant.

(...)

Anna de Noailles, Les Vivants et les Morts. Extrait de l'Oeuvre poétique complète publiée en trois volumes par les éditions du Sandre.