Hadopi sauce hollandaise

Quelques mois après les élections, que peut-on dire de la politique du nouveau gourvernement au sujet de la musique en ligne et du piratage ? Le programme électoral, ambitieux et volontariste comme il se doit, nous promettait rien moins que « l'acte II de l'exception culturelle française», comprendre entre les lignes: grâce à Mitterrand et Jack Lang, on était déjà les meilleurs en matière de soutien à la culture, et on va devenir encore mieux. Il s'agissait en toute modestie de « créer un écosystème qui permette le financement de la création à l'ère du numérique »

Bien entendu, des paroles aux actes, il y a aussi loin que de la hutte du père Noël au petit soulier d'un enfant du Nord-Soudan, aussi convient-il d'examiner sans fard ce qui changera vraiment, et ce qui restera simple gesticulation politique destinée à alimenter les conversations de bistrot.

Et le journal de Papageno est en mesure de vous livrer un scoop: après le blocage des loyers qui n'en est pas vraiment un et la baisse des prix de l'essence qui n'en est pas vraiment une, nous aurons droit à une réforme du droit d'auteur et de sa mise en pratique sur internet qui n'en sera pas vraiment une. Le tout enveloppé dans un discours lénifiant, chargé de bonnes intentions, un peu semblable à cette sauce au beurre légèrement écoeurante qu'on ajoute au poisson blanc sans vraiment pouvoir en relever le goût.

Aurélie Filipetti n'avais pas fait mystère de son hostilité à l'Hadopi alors qu'elle était encore conseillère du candidat Hollande. Celui-ci publiait en mars une tribune dans Le Monde où l'on reconnaît déjà le chaud débat entre la future ministre de la Culture, qui voulait dézinguer la Hadopi et le futur ministre de l'économie, plus sensible aux arguments des entreprises culturelles. Le candidat Hollande se gardait de trancher et renvoyait à un débat: "Il faut mettre tous les acteurs autour d'une table – ce que le gouvernement sortant n'a jamais fait", comme si la mission Olivennes n'avais jamais eu lieu.

Cependant, à peine installée rue de Varenne, certains commentateurs remarquaient que la nouvelle ministre n'avais pas embauché le plus farouchement anti-hadopi de ses collaborateurs dans le cabinet ministériel. Le 15 juillet Libé se demande si elle a peur d'Internet. Certes le 1er aout elle a annoncé au Nouvel Obs sa volonté de réduire les crédits de la Hadopi, et de créer une mission Pierre Lescure qui sera sans doute une mission Olivennes bis. Et que sortira-t-il de cette mission ? Je peux déjà l'affirmer: rien de tangible.

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Qu'est-ce qui me donne cette certitude ? Simplement les faits, analysés froidement.

Chacun sait que le droit d'auteur est né après l'imprimerie. A la possibilité technique de reproduire les livres rapidement et à moindre coût a succédé l'impossibilité légale de le faire sans accord de l'auteur, et surtout de l'éditeur. A la naissance de la photographie ont succédé le droit à l'image pour la personne photographiée, et les droits du photographe. Avec la musique enregistrée sont venus des droits pour les interprètes et compositeurs. Dans tous les cas, le principe est le même: le monopole accordé par le pouvoir permet de maintenir une rareté artificielle et des prix suffisamment hauts.

Le paradoxe des industries culturelles comme le livre, le disque ou le cinéma est le suivant: produire des contenus de qualité demande du temps et coûte cher; les reproduire est instantané et ne coûte quasiment rien. Le monopole garanti par l'état permet de trouver un moyen terme entre le consommateur, qui veut bien sûr des contenus de qualité le moins cher possible, et le producteur qui veut gagner de l'argent ou au moins rentrer dans ses frais. Cela ne fonctionne que lorsque la puissance publique a les moyens techniques de garantir le monopole, c'est à dire quand le moyen le plus simple et le moins cher pour les consommateurs est encore d'acheter le produit au prix éditeur. C'est une économie de la rareté, où le consommateur choisit soigneusement ce qu'il achète car son budget est limité.

Cela fonctionne assez bien avec le livre papier. Si j'ai acheté la Recherche du Temps Perdu, je peux bien sûr la recopier à la main, ou la photocopier, mais il reste plus simple et moins cher d'acheter l'édition poche pour en avoir un autre exemplaire. Cela fonctionne également avec le 33 tours, car la machine pour graver des 33 tours pèse 5 tonnes et ne se trouve pas chez Darty. Cela fonctionne déjà beaucoup moins bien avec les cassettes audio, ou les disques laser qu'on peut copier si facilement. Et cela ne fonctionne plus du tout avec le numérique, qui permet de copier des milliers de romans ou d'heures de musique avec un simple clic.

espion.jpegPour garantir le monopole de façon sérieuse à l'ère du numérique, il faudrait que l'Etat espionne non seulement toutes les connections Internet mais aussi tous les fichiers de tous les disques durs (car le disque dur emprunté à son beau-frère est un moyen beaucoup plus simple et sûr que le téléchargement sur internet pour récupérer des tonnes de MP3). C'est techniquement irréaliste et contraire aussi à la constitution, car l'énorme violation de la vie privée engendrée par une telle surveillance serait complètement disproportionnée par rapport au but poursuivi (garantir le business model d'un secteur de l'économie). Ce que je viens d"écrire est vrai de façon permanenente et insensible aux évolutions technologiques (peer to peer, direct download, streaming, etc). La lutte contre le 'piratage' de MP3 ne peut être que totalement inefficace ou totalement totalitaire. Je préfère qu'elle soit inefficace.

L'ère du numérique est celle de l'abondance. Il y a sur ioutioube plus d'heures de musique que je ne pourrai en écouter dans toute ma vie, et la plus grande partie de ces vidéos sont légales même avec les règles héritées de l'ancien système (par exemple de la musique classique libre de droits postée par les musiciens eux-mêmes). Les schémas économiques et légaux basés sur le monopole et la rareté sont aussi adaptés à l'ère du numérique que les Tricératops à la danse en tutu.

Notre vieux droit d'auteur fait la gueule. Il n'est pas si vieux que cela d'ailleurs, une centaine d'années, à peu près comme le gramophone ou le cinéma, mais il ressemble à un Picasso revu par Francis Bacon et colorisé par Egon Schiele. Il ne ressemble plus à rien. La conscience de sa propre inutilité lui fait faire une grimace hideuse. A l'heure où les artistes ont massivement investi l'Internet comme moyen de partager des émotions, d'échanger généreusement avec leurs public et leurs pairs, sa mine sévère, son air de fonctionnaire de la répression des fraudes et sa casquette de comptable besogneux fait oublier le rôle protecteur qu'on lui attribuait autrefois.

Faisons un peu de politique-fiction. Supposons que notre ministre de la Culture, en plus d'être couillue (et je crois bien qu'elle l'est), soit également libre de ses mouvements, que les lobbies, les parlementaires, les eurocrates et les multinationales cessassent de faire obstacle au "changement c'est maintenant". Supposons qu'elle abolisse le droit d'auteur sur la musique enregistrée. Comme ça. Pan dans les dents. Que se passerait-il ?

  • L'agonie rapide de l'industrie du disque se manifesterait sans doute par une surproduction desespérée et sublime, feu d'artifice pour le bonheur des collectionneurs. Ayant la liberté de piocher gratuitement dans le catalogue des autres maisons de disques, les majors sortiraient des méga-coffrets à des prix très doux, sans pouvoir enrayer la chute des prix jusqu'au zéro absolu.
  • Le spectacle vivant sortirait sans doute rajeuni et ragaillardi de ce grand boulversement. La possibilité de poster des vidéos avec tout ou partie du spectacle ne peux qu'inciter un public plus nombreux à y aller "pour de vrai", ce qui est tout de même plus satisfaisant que de regarder un écran
  • Les stars de la pop ou même du classique pourraient s'en sortir assez bien; en s'appuyant sur leur base de fans, ils pourraient toujours vendre des produits dérivés bien marketés, comme des CD audio par exemple
  • Pour l'immense majorité des artistes, le quotidien qui était déjà difficile ne deviendra pas pire. La plus grande partie d'entre eux vivent de l'enseignement ou de petits boulots, et ils n'ont jamais touché le jackpot avec les disques, déjà bien contents quand ils pouvaient en sortir un sans être de leur poche
En somme, ça ne serait peut-être pas la fin du monde pour la musique ni pour les musiciens.
 

Mais pour en revenir à notre gouvernement, il est très improbable pour toutes sortes de raisons qu'ils fasse quoi que ce soit d'aussi radical. Le droit d'auteur restera inchangé (trop compliqué avec les traités européens et internationaux), l'industrie du disque et les éditeurs continueront à agoniser, les internautes à télécharger, les musiciens à galérer. Tout ce qu'on verra c'est peut-être une collection de taxounettes pour remplacer les recettes déclinantes de la taxe copie privée sur les CD vierges et disques durs, et une nouvelle pompe à phynances avec un nom pompeux comme Centre National de la ZiZique pour organiser le soutien du ministère public au spectacle vivant et autres subventions. Je suis prêt à prendre les paris et donne rendez-vous aux benêts qui croiraient encore que le-changement-c'est-maintenant dans 5 ans pour tester la validité de mes prédictions.

Commentaires

1. Le jeudi 30 août 2012, 21:27 par Coren

Très bon article et très bon choix de clip :)

2. Le lundi 3 septembre 2012, 10:49 par Marie-Céline

Quant à la musique classique, même si une oeuvre est tombée dans le domaine public, il ne faut pas oublier qu'il existe des droits concernant l'interprétation... Fort heureusement pour les artistes contemporains !

3. Le lundi 3 septembre 2012, 23:22 par Papageno

Il ne me semble pas avoir écrit le contraire. Cela étant dit, les droits d'exécution tombent après 50 ans... ainsi toutes les intégrales Maria Callas par exemple sont en fait constituées d'enregistrements libres de droits. Il est tout à fait légal d'en faire des copies et de les vendre sans rien payer, et c'est d'ailleurs ce qu'ont fait un certain nombre de maisons de disques.