L'oreille absolue

L'oreille absolue c'est la faculté de reconnaître instantanément une note ou un accord, sans point de référence préalable. C'est une merveilleuse chose que d'avoir l'oreille absolue, car les tonalités deviennent comme des couleurs. Une musique riche en modulations, comme celle de César Franck scintille comme un arc-en-ciel. Et les changements de tonalité entre plusieurs mouvements d'une sonate ou d'un quatuor de Beethoven par exemple prennent tout leur sens. En revanche, la musique de Schönberg ou Webern est tout en gris, comme les costumes et les films des années 1930...

C'est aussi un handicap qui pour ma part m'a toujours empêché d'apprécier les interprétations dites musique ancienne ou baroques: j'aime bien la viole de gambe ou le clavecin, mais je ne peux pas supporter le diapason à 415 Hz: il m'est impossible de garder mon calme lorsque j'entends un prélude de Bach en do bémol majeur (ou la messe en si bémol mineur !).

L'oreille absolue a toujours intéressé les chercheurs, et les progrès des sciences cognitives permettent de mieux saisir ce phénomène. Citons par exemple Daniel Levitin qui a montré dans ce papier que même parmi les personnes qui n'ont pas appris le nom des notes et qui ne déclarent pas avoir l'oreille absolue, on trouve une proportion assez élevée de gens capables de chanter une mélodie de mémoire dans le ton juste. Il faut donc distinguer la mémoire des hauteurs (pitch memory) et la mémoire des notes (pitch labeling). Il a également montré l'existence d'une mémoire absolue du tempo. Il a également publié un ouvrage de vulgarisation (en anglais) This Is Your Brain on Music: The Science of a Human Obsession où il compare notamment le plaisir que cause la musique et celui que causent les drogues (en ajoutant que les effets secondaires ne sont pas les mêmes !).

Bien qu'un grand nombre de musiciens, y compris professionnels, en soient dépourvus (ce qui ne les empêche pas de produire des belles choses), il semblerait donc que l'oreille absolue ne soit pas l'apanage d'une élite mais une faculté assez répandue. On ne peut que s'en réjouir.

Commentaires

1. Le vendredi 9 janvier 2009, 12:49 par Fi

Mmh, intéressant.
Dois-je comprendre que c'est pas trop la peine d'insister sur Schoenberg, Berg & cie ?

2. Le jeudi 9 juin 2011, 01:23 par David

L'oreille absolue, aussi absolue soit-elle, n'est pas forcément la voix du goût absolu ; il serait bien illusoire - et particulièrement idiot - de la considérer en ce cas comme un radar à musique digne d'intérêt. Bien sûr qu'une oreille absolue entendra de l'atonalité pure en gris - il n'est pas besoin d'avoir en sa possession une, ou même deux, oreille absolue pour entendre les couleurs harmoniques d'ailleurs, puisque je pense bien les entendre et ne possède pas le lobe du graal. Mais la musique n'a pas à être jugée sur cette propriété, que d'être colorée, à moins de vouloir apposer une appréhension très réductrice de la musique - notamment post-tonale ; puisque l'intérêt de la musique atonale, sérielle ou spectrale est justement de proposer de nouvelles formes musicales, de nouvelles manières de (faire des mondes) composer, créer de nouveaux objets.
Bref, oui, peut-être que l'atonalité est grise (ce qui est très réducteur, la musique de Webern, je ne l'entends pas grise du tout, et je crois que ce serait de la mauvaise foi que de le déclarer ; égal pour certaines oeuvres de Schönberg (comme sa symphonie de chambre, post-mahlerienne) ou de Berg (qui restait assez attaché à une harmonie romantique), - à vous d'approfondir et de constater ce simple fait, loin de la caricature contemporaine de la musique moderne - , peut-être qu'elle est grise, donc, mais il faut y insister dans le but d'y trouver une autre musicalité que celle reposant sur l'harmonie "classique", tonale et aisée à appréhender. La stupidité contemporaine, proprement passéiste, est de juger la musique dite moderne et contemporaine avec des valeurs découlant des systèmes romantiques (la passion, l'émotion, la puissance) ou classiques (le caractère très mélodique et élégant de la composition).

PS : je sais, je suis fou de répondre à un texte de 2007 mais cela me fait plaisir. Et je suis content de lire un texte parlant de couleur harmonique et de découvrir ce site.

3. Le jeudi 9 juin 2011, 13:05 par Papageno

Cher David, ma position sur ce sujet a évolué en 4 ans et continuera sans doute de le faire... un journal sert aussi à cela, raconter des bêtises et puis se contredire soi-même quelque temps plus tard. Ainsi j'ai pris goût à l'univers des couleurs atonal qui est très vaste et riche bien qu'il soit plus difficile de s'y repérer.

La capacité à labelliser immédiatement les notes et les accords simples qu'on entend (je n'entends pas "pom pom pom pom" mais "sol sol sol mi (bémol)" au début de la 5e de Beethoven par exemple) est une aide pour le musicien que je suis (aussi bien l'altiste que le compositeur) mais ça peut être aussi une sorte de handicap. Ainsi par exemple je ne peux m'empêcher de faire la grimace en écoutant des diapasons autre que le 440 Hz, et j'ai du mal avec les instruments transpositeurs. Chanter par exemple les paroles "do ré mi fa sol" en transposant (c'est à dire avec les hauteurs de note mi fa sol la si) m'est quasiment impossible. C'est un peu comme ce test visuel où l'on voit le mot "Bleu" écrit en lettres rouges, on se trompe et on lit "Rouge".

PS pour moi Schönberg et Webern font partie du répertoire tout comme Strawinsky ou Rachmaninoff: la musique "contemporaine" serait plutôt celle des années 70 à nos jours: Gubaïdulina, Boulez, Saariaho, Murail, et tous les autres...