Via Crucis (Accentus, Brigitte Engerer)

La Croix, scandale pour les juifs, folie pour les païens écrivait Saint Paul. La Croix, au cœoeur des mystères célébrés par les chrétiens, bien au-delà des célébrations du Vendredi Saint car elle est devenu le symbole même du christianisme. C'est la foi en la résurrection qui fonde le christianisme, mais c'est la Croix qu'on vénère, la Croix qu'on voit sur les 14 stations représentées dans chaque église, au sommet de chaque clocher, sur la tombe de chaque chrétien.

En composant un chemin de croix en , à la fin de sa vie, Liszt, qui avait reçus les ordres mineurs et portait la soutane, avait peut-être pour intention d'expier ses péchés et ses excès: sa virtuosité méphistophélique, ses aventures avec des femmes mariées. Pourtant, la double polarisation du diable et du bon Dieu joue dans son imaginaire et donc dans son œuvre une place centrale et ce depuis l'enfance. C'est sans doute comme compositeur de musique religieuse qu'il a été le plus méconnu et méprisé, aussi bien de son vivant que de nos jours. Les cantates de Bach, les messes de Mozart et Schubert, les oratorios de Haendel ou Mendelssohn jouissent d'une notoriété bien plus grande que l'oratorio Christus.

En composant son Via Crucis, Liszt s'impose une ascèse qui le conduit à renoncer à toute virtuosité, et même à la facilité mélodique et harmonique qui le caractérise. Cet effacement le conduit à emprunter les thèmes de la tradition catholique - comme le De Profundis -, à privilégier les lignes vocales simples et le plus souvent monodiques. Cependant, par son dépouillement et son austérité même, ainsi que par ses silences ou ses audaces harmoniques, ce Via Crucis se rapproche des dernières pièces pour piano (dont j'ai déjà parlé). Ce dépouillement se retrouve dans l'interprétation du chœur Accentus, qui renonce à toute virtuosité, à tout effet facile, et même à toutes ces belles couleurs qu'on avait pu entendre par exemple sur les deux disques de transcriptions d'œuvres instrumentales (publiées chez Naïve également). Austère mais pas dépourvu d'émotions, cette version laisse toute liberté à l'auditeur pour déployer sa propre pensée jusque dans les silences, pour prolonger en lui-même la méditation qui n'est que pudiquement esquissée par le chœur.

Pour introduire cette pièce, Brigitte Engerer (qui accompagne le choeur Accentus) nous propose trois pièces tirées des Harmonies poétiques et Religieuses: Ave Maria, Pater Noster et Pensées des morts. Ce choix est clairement thématique et destiné à nous préparer au Via Crucis. Je regrette un peu le côté un peu trop sage et policé de Pensées des morts, ce monument qui dit tout l'art du piano, faite de contrastes extrêmes où le dépouillement initial doit trancher avec le bouillonnement romantique de la section centrale:

Dans la même pièce, je trouvais l'interprétation de Philip Thomson (publiée par Naxos) infiniment plus convaincante, mue par une énergie sauvage et virile qui évoque la Totentanz du même Liszt:

Philip Thomson va également plus loin dans les contrastes, avec notamment une fin très retenue et pianissimo qui est véritablement à couper le souffle.

Malgré cette petite réserve sur les choix d'interprétation de Pensées des morts, ce disque a toutes les qualités requises pour rejoindre le petit nombre de mes préférés. Allez hop ! sur l'étagère, juste à côté des quintettes de Mozart par Arthur Grumiaux.

Commentaires

1. Le jeudi 19 juin 2008, 11:02 par DavidLeMarrec

Oui, assurément une oeuvre majeure, ce Via Crucis, mais qui implique, vu la nudité extrême de la partition, une interprétation de première intensité.

Celle qui les surpasse toutes (avec un tempo comme suspendu), c'est celle de Reinbert De Leeuw, en collection économique chez Philips. D'une force méditative, d'une profondeur à couper le souffle. A connaître absolument, et surtout éviter les versions avec orgue, beaucoup sont assez horribles. Déjà, on ne peut pas varier les dynamiques ni les couleurs au cours d'un même phrasé, et surtout, il s'agit d'un instrument polyphonique et non percussif, très peu adapté à cette écriture dépouillée. Eviter surtout celle parue chez Pierre Vérany, avec grands jeux d'anche et choeurs d'enfants (!!).

La version de Brigitte Engerer, malgré le choeur un peu indolent, fait partie des très bonnes. Mais vraiment, De Leeuw, ce n'est pas un doublon, mais une expérience essentielle.