Faut-il jouer des transcriptions ?

Discussions informelles entres altistes lors de la pause d'une répétition d'orchestre. Qu'est-ce que tu joues en ce moment ? me demande un de mes camarades. La sonate de Franck. Je me suis bricolé un petit arrangement de derrière les fagots. Mais c'est pas bien du tout, de jouer des transcriptions d'oeuvres pour violon, me sermone-t-il. Il faut jouer des vraies oeuvres pour alto. Je regarde mon pote altiste une seconde et me rappelle que c'est un ex-violoniste qui est passé à l'alto après avoir échoué à son premier prix de violon. Il a le prosélytisme des nouveaux convertis. Mais ce serait se refuser un petit plaisir que de ne pas terminer la conversation par un petit mat en trois coups:

- Dis-moi, tu as bien joué la sonate Arpeggione de Schubert ?

- Oui.

- Mais dis-moi-dis-moi c'est une transcription, ça dis-donc ?

- Certes, mais l'arpeggione n'existe plus !

- Et tu joues aussi les deux sonates de Brahms (écrites pour clarinette au départ, NDLR) ?

- Oui. Mais c'est Brahms lui-même qui a fait la transcription donc c'est autorisé (sic)

- Ah ! je vois je vois. Et tu joues aussi les sonates et partitas de Bach pour violon seul ?

- Oui, bien sûr.

- Comment ça, bien sûr ? (échec et mat) C'est une transcription, et elle n'est pas de Bach !

- Oui, mais c'est différent, tout le monde le fait (re-sic).

La transcription musicale est une histoire d'écriture comme la traduction d'un poème d'une langue dans une autre. Certains pensent que les qualités d'un poème ne peuvent s'apprécier que dans la langue originale, mais de nombreux poètes, en traduisant avec goût et avec style l'oeuvre de leurs pairs, leur ont donné tort. Est-ce que pour autant on peut transcrire n'importe quelle pièce pour n'importe quelle formation ? Pour moi, l'intérêt d'une transcription musicale doit s'apprécier au cas par cas. Ainsi, la sonate en La majeur pour violon et piano de César Franck s'accommode très bien de voir le violon remplacé par un autre instrument mélodique, comme la flûte, la clarinette, ou l'alto. Jacqueline Du Pré a enregistré une superbe version de cette sonate au violoncelle. Par contre, on n'imaginerait pas remplacer le piano par un autre instrument (orgue, clavecin, cymbalum ou celesta) ni même par l'orchestre. Car l'écriture est éminemment pianistique, tant par la technique que par la sonorité.

Un autre exemple: il ne m'est jamais venu à l'esprit de jouer à l'alto la sonate pour violon et piano de Maurice Ravel. Cette sonate utilise de manière trop spécifique le son, la tessiture, le caractère, la technique du violon. Cette magnifique sonate est de manière définitive l'apanage des violonistes. En revanche, remplacer le piano par un petit ensemble orchestral pourrait donner de très belles choses. De ce point de vue la sonate de Ravel est donc l'exact opposé de celle de Franck.

Remarquons que les compositeurs ont toujours pratiqué la transcription et la ré-instrumentation, sur leurs oeuvres et sur celles des autres. Les exemples sont trop nombreux pour qu'on se fatigue à en donner, mais on décernera tout de même la médaille d'or à Franz Liszt pour ses innombrables réductions au piano et orchestrations qui sont des modèles du genre.

La transcription est aussi une question d'interprétation. Un chanteur baryton peut-il chanter une mélodie écrite pour soprano ? Dans ce cas, doit-il la transposer ? La réponse dépend du style et de la technique vocale de l'interprète autant que de l'oeuvre.

Une bonne transcription musicale, tout comme une bonne traduction littéraire, doit pouvoir s'apprécier en soi, comme si ça n'était pas une transcription. Ainsi on peut très bien se régaler à écouter les Tableaux d'une exposition dans l'orchestration de Ravel sans connaître la version originale, pour piano, de Moussorgsky. Ce critère est pour moi supérieur à celui de la fidélité note à note. Les romans dont la traduction est correcte mot à mot mais lourde à la lecture sont aussi pénibles à supporter que les orchestrations de pièce pour piano qui cherchent à reproduire la sonorité et la résonance d'un piano de manière trop exacte, au lieu d'utiliser les ressources des instruments de manière inventive et d'explorer des aspects que la pièce pour piano ne fait que suggérer.

En résumé, peut-on faire toutes les transcriptions qu'on veut ? Oui, bien sûr. Comment distinguer une bonne et une mauvaise transcription ? Lorsqu'on arrive à deviner que c'est une transcription (sans connaître l'original) alors c'est sans doute une mauvaise transcription. Comme un voleur habile, le musicien transcripteur doit savoir effacer toutes les traces se son passage...

Commentaires

1. Le dimanche 10 janvier 2010, 00:46 par DavidLeMarrec

Question profonde, comme toujours. (Tellement que je n'ai toujours pas osé commenter l'article sur la musique tonale...)

Effectivement, la sonate de Franck pour alto, ce doit très bien sonner, la couleur est vraiment la bonne.

La transcription a aussi la vertu de renouveler l'écoute d'une oeuvre, de réactiver certaines choses dans l'écoute. En ce qui me concerne, j'en suis très friand, particulièrement dans le sens de la réduction d'ailleurs...

2. Le dimanche 10 janvier 2010, 23:43 par Jean-Brieux

"Ainsi on peut très bien se régaler à écouter les Tableaux d'une exposition dans l'orchestration de Ravel sans connaître la version originale, pour piano, de Moussorgsky."

Le sujet devient trop polémique. ;-)

3. Le lundi 11 janvier 2010, 12:02 par Papageno

@David: voici un extrait de la sonate de Franck. L'enregistrement n'est pas top (quelques petits problèmes de justesse et de stabilité rythmique) mais il permet de se faire une idée:

Une fois qu'on a pris la décision de garder la tonalité d'origine (les basses du piano, qui sont déjà très profondes, le serait beaucoup trop si on transposait d'une quinte vers le grave), les seuls choix qui restent à faire sont: quels passages jouer dans la même tessiture que le violon, et lesquels jouer une octave au-dessous. En prenant bien garde à soigner les raccords de manière à les rendre inaudibles.

Pour l'exposition (indiquée "molto dolce") j'ai choisi de jouer une octave en-dessous afin de bénéficier du timbre chaux et doux de l'alto dans le médium. Ensuite, le son se réchauffe, et on rejoint la tessiture du violon pour atteindre un premier sommet (sur un la). Pour la ré-exposition, c'est la même logique, ce qui fait monter jusqu'au ré aigu qui n'est pas des plus confortables mais qu'on peut encore jouer à l'alto.

Exprimées de cette façon, ça a l'air évident, mais la transposition que j'ai trouvé dans le commerce faisait exactement l'inverse: les passages doux dans l'aigu, et le sommet de la ré-exposition une octave en-dessous, par facilité.

Soit dit au passage, le même type de problèmes se pose pour la sonate Arpeggione, dont j'ai fini par construire ma version à partir de l'original, étant déçu par les versions qu'on trouve dans le commerce.

4. Le lundi 11 janvier 2010, 20:32 par DavidLeMarrec

Merci pour les détails et l'exemple éclairant ! Ca sonne encore mieux que je l'imaginais... On peut même raisonnablement se demander si ça ne sonne pas mieux que pour le violon...

Effectivement, le changement d'octave se passe au moment de la progression, ça paraît un choix rhétorique du compositeur.

Toute la partie aiguë sonne vraiment très bien, tendre et tendue à la fois... mais c'est évidemment plus exigeant instrumentalement !

Bravo en tout cas.

5. Le mardi 12 janvier 2010, 22:21 par AS

Le dialogue lors de la répétition d'orchestre est savoureux...

Et merci pour ce post sur la musique tonale, que nous sommes plusieurs à méditer régulièrement au coin du feu depuis son apparition...