Un Stradivarius, sinon rien

Le nom de Stradivarius est connu bien au-delà du cercle des mélomanes ou des violonistes: un peu comme celui de Mozart ou Einstein, ce nom est l'objet d'un véritable culte qui l'a rendu célèbre de manière universelle. Il véhicule tout un imaginaire de perfection insurpassable, de génie visionnaire, de secrets de fabrication perdus, de nostalgie de ce qui aurait été un âge d'or du violon. Un seul exemple ? Je vous invite à une analyse stylistique rapide de cet article paru dans le Monde il y a deux ans: "Le mystère, un des plus épais de l'histoire de la musique, tenait depuis trois siècles".... "L'œuvre d'Antonio Stradivari tient de la légende"..."la perfection du travail"... etc

Voilà pour la marque... mais le produit ? Ne sommes-nous pas abusés par l'étiquette comme le sont bien souvent les amateurs de vin ? (mmmmh... du Mouton-Rotschild 1976, ma chère, quel régal !). Une chercheuse du CNRS (Claudia Fritz) et un luthier américain (Joseph Curtin) ont eu l'audace de réaliser un véritable test en aveugle pour savoir si oui ou non les violons anciens de Crémone sont meilleurs que ceux qu'on fabrique aujourd'hui (on peut lire le résumé en anglais et acheter l'article ici).

Comme ils le font très justement remarquer, on a souvent passé les Stradivarius et Guarnerius aux rayons X et autre spectromètres de masse pour déterminer la nature de leur vernis, l'épaisseur et la densité des bois, ou encore comparé leur série de modes propres ou leurs audiogrammes à ceux d'autres violons. Mais tous ces articles admettaient la supériorité des violons italiens anciens comme un fait acquis, cherchant à l'expliquer plutôt qu'à la mettre à l'épreuve. Or le seul test qui compte en définitive est celui de l'oreille. Si l'on fait écouter au public deux violons et que l'on vous demande: à votre avis, lequel est un Stradivarius ? ou plus simplement: lequel préférez-vous ? Si la réponse ressemble à un tirage à pile ou face, alors le mythe des violons de Crémone pourrait en prendre un sacré coup.

Nos chercheurs ont fait un peu plus que ça, puisqu'ils ont demandé à 21 violonistes de tester 6 violons (un Strad, un Guarnerius, et quatre instruments modernes) pendant 20 minutes chacun. Les violonistes portaient de lunettes noires afin de ne pas pouvoir reconnaître les violons anciens des violons modernes. Et globalement, ils se sont montrés incapables de distinguer sans erreur les violons anciens des modernes, et ont montré une légère préférence pour les violons modernes.

La radio NPR propose sur son site un mini-test avec extrait du concerto de Tchaïkowski joué sur un Stradivarius et un violon moderne, en invitant les auditeurs à se livrer eux-même au test en aveugle: cependant comme le remarque un des commentateurs, les extraits sont au format MP3 fortement compressé (64kbit par seconde, en mono), ce qui fait que les aigus notamment qui pourraient aider à distinguer les instruments passent un peu à la trappe.

Antoine Tamestit, altiste, Paris, 2008.


Alors, les Stradivarius, c'est que du marketing ? Cette étude appelle tout de même plusieurs remarques:

  • D'autres scientifiques auront certainement envie de recommencer l'expérience, peut-être avec un protocole différent, et des résultats qui restent à déterminer.
  • Les scientifiques et les luthiers étudient les violons Stradivarius depuis fort longtemps: on en connaît très bien la méthode de fabrication, les dimensions, la nature des bois utilisés, le vernis. Il n'est donc  pas si surprenant que les meilleurs luthiers contemporains arrivent à produire des instruments très proches des violons anciens de crémone au point d'être indistinguables à l'oreille. Et si la manière de fabriquer des violons n'a pas tellement évolué en 300 ans, les outils modernes et les progrès de l'acoustique peuvent fournir une aide précieuse aux luthiers d'aujourd'hui.
  • La lutherie du violon est aujourd'hui presque exclusivement consacrée à la reproduction de modèles existants: l'expérimentation y tient une place marginale. Au contraire à l'époque des Stradivari et Guarneri les instruments évoluaient rapidement: c'est en explorant le champ des possibles de manière audacieuse que les luthiers de Crémone ont trouvé la formule du violon. Le fait qu'il existe de très bons violons contemporains ne diminue en rien leur mérite
  • Peut-être faudrait-il demander à des ingénieurs du son ou à des critiques musicaux plutôt qu'à des violonistes de faire le test; en effet les violonistes professionnels ont assez souvent une audition qui se dégrade prématurément, comme la plupart des musiciens d'orchestre. C'est un cruel paradoxe de se dire que ceux dont le métier est de charmer l'oreille du public ont souvent une ouïe moins fine que la moyenne, mais c'est un fait bien documenté dont les chercheurs devraient tenir compte.
Pour terminer, une observation personnelle qui n'est étayée par aucune étude scientifique: le son dépend bien davantage de l'instrumentiste que de l'instrument. A chaque fois que mon professeur d'alto prend l'instrument d'un élève pour lui montrer quelque chose, je suis frappé car c'est le son de Pierre-Henri Xuereb que j'entends et non celui de l'instrument bon ou moins bon de son élève. On raconte ainsi que David Oïstrakh a commencé avec un violon très médiocre, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir déjà un son très personnel et reconnaissable.

Le mieux qu'on puisse attendre d'un violon est simplement de ne pas faire obstacle à la vibration, de laisser l’interprète s'exprimer. C'est tout aussi valable pour d'autres instruments: si vous donnez un quart de queue coréen à un pianiste génial qui a un son à lui, le résultat sera passionnant au point d'oublier bien vite les limites de l'instrument. En revanche, le meilleur des Steinway ou Bösendorfer ne suffira pas à rendre un pianiste médiocre moins ennuyeux. La perfection d'un instrument est atteinte lorsqu'on parvient à l'oublier dès les premières notes pour n'écouter que la musique.

(en illustration de cet article, Antoine Tamestit avec son alto Stradivarius - il reste des centaines de violons signés par Antonio Stradivari mais très peu d'altos; par conséquent celui-ci est sans doute l'un des instruments à cordes les plus chers au monde)

PS: à lire sur le même sujet, ce billet de Victor Ginsburgh qui dresse un parallèle assez saisissant avec les oenologues, le jury des compétitions de patin à glace et les maintenant fameuses agences de notation. Et qui montre que dans tous ces domaines, le conformisme et les distorsions de jugement qu'il implique a de beaux jours devant lui.

Commentaires

1. Le lundi 16 janvier 2012, 12:03 par Edith et AlmaSoror

Ave Papageno,
Merci pour cet article bien intéressant.
J'ai assisté l'année passée à une dégustation à l'aveugle de vins de Bourgogne par des amateurs éclairés, dont la plupart refuserait de boire des vins à moins de 40 euros la bouteille.
Ils étaient incapables de distinguer un vin de pays d'un Gevrey Chambertin, voire même pour certains de distinguer un blanc d'un rouge (ce qui d'ailleurs est moins facile qu'on croit : tout change les yeux fermés, car en un quart de seconde, grâce à la vue, nous avons déjà programmé notre cerveau à aimer, détester, sentir tel goût...)
Ceux qui étaient le plus à même de percevoir les différences n'étaient pas les plus élitistes. C'était les plus manuels, autrement dit les plus sensuels au sens vaste de ce mot.