Trois millions

Trois millions de personnes par an. C'est le nombre de spectateurs pour les retransmissions au cinéma des opéras du Met de New York, à en croire cet article dans le Monde. La captation en vidéo (en direct et en haute définition s'il vous plaît) des opéras modifie dans le fond assez peu le travail des chanteurs et metteurs en scène, même si elle introduit un metteur en scène bis en la personne du monteur vidéo qui va choisir où placer les caméras et comment enchaîner les plans. Ces millions de spectateurs à distance apportent également un souffle d'air bienvenu aux finances structurellement déficitaires d'une maison d'opéra.

Ce chiffre de trois millions peut évidemment servir à faire taire définitivement ceux qui prétendent que l'opéra est resté un art élitiste, un marqueur de classe sociale. Au contraire le théâtre, depuis les loges des princes et des ducs jusqu'au "paradis" sans place assise pour le peuple, a toujours été un haut lieu de rencontre sinon de brassage des classes sociales. En ce début de vingt-et-unième siècle, les maisons d'opéra semblent avoir compris que l'intérêt des retransmissions dans les salles de cinéma ou en vidéo à la demande sur internet étaient bien plus qu'un gadget à la mode. Il ne leur reste plus qu'à comprendre que les oreilles modernes ne sont plus celles du XIXe siècle, et que le répertoire mériterait lui aussi de rajeunir un peu.

Commentaires

1. Le dimanche 15 avril 2012, 23:57 par DavidLeMarrec

Bonsoir Patrick !

Je ne suis vraiment persuadé que le brassage social soit si intense que ça à l'occasion de ces retransmissions... ça ne concerne qu'une partie infime de la population : les mélomanes plus ou moins occasionnels, qui sont tout de même un certain nombre à travers le monde.

La structure des théâtres brasse certes les classes sociales depuis toujours, mais partiellement (les ruraux ne sont jamais venus pour voir les succès populaires de Lully...), et les consacrait aussi par les emplacements dans la salle...

Mais là où je crois que vous vous abuse un tout petit peu, c'est que le public ne se déplacerait pas si on entendait de la musique d'aujourd'hui, même colorée et accessible comme du Loiseleur. Ce qui fait déplacer, ce sont des schémas harmoniques simples, du Mozart, du Donizetti, du Verdi, ou alors des choses un peu plus "filmiques" comme du Puccini. Même dans le registre du répertoire du passé, le Met ne se risque pas à programmer des titres peu célèbres pour les retransmissions en mondiociné.

Ensuite, rajeunir le répertoire, certes, mais tout dépend pour y mettre quoi à la place de quoi. On ne peut pas enlever les tubes, c'est ce qui limite les déficits (voire, dans les grandes salles, crée des bénéfices). Il faut donc choisir parmi les titres plus rares... Et 95% des opéras d'après 1970 étant affligés de la malédiction du lviret-pourri, sans parler de la musique généralement très complexe, je doute qu'on puisse remplir facilement.

Des suggestions ? Franchement, même du Loiseleur-like, ça me paraîtrait difficile. A Paris, peut-être. Mais en province, même pour Pelléas c'est vide...

2. Le mardi 17 avril 2012, 22:50 par Papageno

Si nous regardons de l'autre côté de l'Atlantique, les comédies musicales savent se renouveler et trouver des compromis intéressants entre les limites du genre, les attentes du public et les pulsions créatives des compositeurs. Entre simplicité et complexité, musique populaire et savante si vous voulez.

Certes toutes les comédies musicales qu'on donne à Broadway ne sont pas des chefs-d'oeuvre immortels, mais c'était aussi le cas des opéras de Meyerbeer, Auber, Massenet et tant d'autres dont on a oublié même le nom.

L'opéra s'est refermé sur lui-même et sur son passé; c'est un phénomène global qui implique aussi bien les musiciens (compositeurs, chanteurs, chefs) que le public et les "médiateurs culturels" (critiques, disquaires). Et je doute qu'un individu même génial puisse inverser la tendance.

Mais je m'insurge comme toujours contre la notion d' "accessibilité" de la musique, qui n'est qu'un déguisement maladroit du conformisme et du conservatisme. Il y a quelques années j'étais au concert avec ma belle-mère qui "ne connaît rien en musique" selon on propre aveu. Nous avons écouté Simi de Kancheli (http://www.youtube.com/watch?v=XSzu...) suivi du concerto de Dvorak pour violoncelle. Avec rien moins que Slava Rostropovitch en soliste pour les deux pièces. Ma belle-mère a trouvé Kancheli passionnant, et bien plus émouvant que Dvorak (et j'étais tout à fait d'accord avec elle). Mis à part le fait que c'est un peu long, je ne suis pas sûr qu'elle aurait moins de plaisir à écouter le "Saint François" de Messiaen que le "Don Giovanni" de Mozart.

Bref le problème n'est pas l'existence d'un répertoire contemporain de qualité, avec des styles très variés (dont le style "contemporain imbittable" que j'aime assez personnellement et dont vous avez l'air de sous-entendre que c'est le seul qui existe). Car ce répertoire existe. Le problème est la méfiance, l'attitude négative par principe d'une grande partie du public et même des musiciens envers tout ce qui a été écrit il y a moins de 100 ans.

On pourrait trouver mille exemples, en voici un: "L'amour de loin" de Kajaa Saariaho n'est pas moins accessible ni moins intéressant que "Madame Butterfly" de Puccini. Cet opéra est passionnant, il est simplement moins connu. Et les gens qui pensent "qui c'est ça, Saariaho ? connais pas !" ne commenceront à changer d'attitude qu'au 22è siècle.

De suggestions pour remédier au conservatisme du public ? Je n'en ai aucune.

3. Le mercredi 18 avril 2012, 00:31 par DavidLeMarrec

Bonsoir Patrick,

Merci pour ces réponses.

D'accord pour les comédies musicales, mais elles n'ont pas de problème de public (dans les pays anglo-saxons en tout cas), je croyais qu'on parlait de la musique "classique", dont la comédie musicale s'est éloignée depuis longtemps.
C'est effectivement un excellent exemple de conciliation entre une recherche assez vivace et une facilité d'accès au plus grand nombre. Mais ça n'a pas grand rapport avec la problématique de la salle d'opéra, en l'occurrence.

La question qui se pose tout de même est : "pourquoi ?". Parce qu'il y a une forme de conscience aiguë du patrimoine depuis un siècle, assez inédite dans l'histoire de l'art musical, mais ce n'est pas suffisant pour expliquer qu'on programme à 95% (et même plus en province !) des oeuvres anciennes.

J'avance l'hypothèse qu'en ce qui concerne l'opéra, les langages dominants étaient trop touffus pour être opérants (prosodie éclatée, tension-détente peu lisible), et en fin de compte, on ne sent pas beaucoup de différences de climat dans Erwartung comme dans Einstein on the Beach, ce qui peut rendre la soirée un peu ennuyeuse.
Reproche que je ferais aussi à L'Amour de loin, dont le langage est parfaitement accessible, mais qui souffre de la même malédiction du livret-pourri, ça se traîne presque aussi lamentablement qu'un Wagner.

Sur le caractère accessible, si, je crois que c'est un vrai problème dont les musiciens et mélomanes n'ont pas toujours conscience. Nous qui assistons à des dizaines de concerts par an, qui écoutons encore plus de disques, qui lisons éventuellement des partitions, on peut se permettre de prendre du temps pour découvrir tous les possibles ouverts par la musique d'aujourd'hui.

Celui qui écoute un peu de musique de temps à autre et qui va au concert classique deux fois par an (la majorité des gens dans les salles, non ?), c'est un investissement qu'il ne peut pas se permettre. Et il me paraît légitime de ne pas le mépriser pour cela, on ne peut pas tout faire.

Evidemment, si on parle uniquement des mélopathes, oui, on peut regretter qu'ils soient frileux - même si ça reste leur droit.

L'exemple de Kancheli n'est pas bon : il représente une minorité slave qui fait de la musique très rétro, très peu diffusée au concert en Europe (avec l'exception Kancheli en effet), et qui dans le cas précis de ce compositeur peut reposer sur des effets de genre sous-Orff qui ne tiennent pas vraiment de la nouveauté et qui n'élèveront pas très haut les âmes mélomaniaques.

Les styles présents aujourd'hui sont exceptionnellement divers, j'en suis tout à fait d'accord, mais c'est précisément ce qui rend la chose inaccessible : si on va voir un compositeur vivant, il faut une préparation bien supérieure si on veut ne pas passer à côté de l'oeuvre. Parce qu'entre les vieilles ficelles de Kancheli et le nihilisme de Lachenmann, il y a plusieurs mondes... J'aime bien certaines choses chez les deux, mais disons que ça ne répond pas au même besoin...

Et la majorité de ce qu'on peut entendre au concert en France (le cas de la Grande-Bretagne est très différent par exemple, avec un vrai style national dans la continuité du passé) reste assez complexe, que ce soit du méchant Boulez, de l'électro-Manoury, du post-varésien Mantovani, du néotonal connessonnisant... pas des choses aussi faciles d'accès qu'un opéra de Puccini (même si j'irai bien plus volontiers entendre l'opéra promis de Boulez que réentendre Butterfly).

La méfiance est donc naturelle de mon point de vue, pour plusieurs raisons :
=> d'abord parce que structurellement le ménage n'a pas été fait, comme le temps le fait à chaque fois (et j'ai l'impression qu'il sera encore moins rationnel que par le passé !) ;
=> ensuite parce qu'il y a réellement une difficulté pour le mélomane sincère d'entrer de façon ingénue dans ces langages (là où ça fonctionne le mieux, c'est pour le véritable ingénu qui n'a pas les réflexes du classique) ;
=> enfin il ne faut pas compter non plus sur les amateurs, allègrement écartés de la pratique musicale par les compositeurs d'aujourd'hui. J'ai essayé de trouver des pièces (pour piano, ce n'est pas trop demander !!) de compositeurs vivant que j'appréciais, et elles étaient ou indisponibles, ou anecdotiques (très brèves, ou très inférieures au reste de leur production), ou techniquement injouables, voire prévues pour des dispositifs impossibles à mettre en place pour le particulier (piano préparé, cordes à toucher sur un piano à queue, pédale de sostenuto, etc.).

Et pourtant, je lis beaucoup de musique, de toutes les époques et de pas mal de genres (même hors classique), ce n'est vraiment pas une question de mauvaise volonté... Simplement rien n'est fait pour rendre familière cette musique déjà difficile... (et souvent, j'ai bien l'impression, de qualité moyenne)

Donc cette méfiance, que j'exècre lorsqu'elle est a priori, je ne la trouve pas illégitime, même si elle est injuste pour tous les créateurs (et ils sont nombreux, même si minoritaires dans les grands circuits de diffusion) qui produisent une musique accessible.

Je n'aime pas du tout le rôle que je prends dans cette conversation, parce que j'ai réellement un très vif intérêt pour la création... mais à plus forte raison, je m'alarme de ces dangers.

"De suggestions pour remédier au conservatisme du public ? Je n'en ai aucune."

Ca me rassure, parce que moi non plus. Et pour remédier au problème du côté des compositeurs, je n'ai pas vraiment de solution non plus, on ne peut pas décréter un style officiel obligatoire pour simplifier l'écoute du public !
Et s'adapter tout à fait au public, ça produirait des trucs assez peu intéressants (les concerts de BO remplissent avec bonheur cet office).