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mercredi 8 février 2012

Robin, Adamek et Cendo par le quatuor Tana

Entendu samedi dernier (le 4 février), un concert du quatuor Tana avec trois pièces récentes de compositeurs relativement jeunes : Yann Robin, Ondej Adamek et Raphaël Cendo. Compte tenu du froid, le petit temple Saint Marcel est étonnamment bien rempli, et la proportion de compositeurs doit friser les 50%. Il y a même Michael Lévinas venu écouter ses (anciens) élèves.

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On commence par le deuxième quatuor de Robin, intitulé Crescent Scratches (le premier s'appelait Scratches, titre qui fait allusion aussi bien au frottement des archets sur les cordes qu'à cette technique des DJ qui manipulent des platines 33 tours – ou de plus en plus souvent aujourd'hui, des surfaces tactiles destinées à en reproduire les effets). Ce quatuor ne fait pas appel à l'électronique, cependant on voit une quantité respectable de fils pendouiller disgracieusement du fait que les Tana ont adopté des pupitres électroniques où les tournes de page sont commandées par des pédales – c'est trop la classe ce matos même si la petite taille des écrans incite plus à la compassion qu'à l'envie.

Et la musique, me direz-vous ? Ce quatuor fait appel largement sinon exclusivement au son écrasé, celui qu'on obtient en exerçant une pression excessive sur l'archet et qui fait penser à un mélange de cordages marins qui grincent et de chat qui s'est coincé la queue dans la porte. Le son écrasé est assez à la mode, on le trouve chez les spectraux (Grisey, Saariaho, Radulescu) mais aussi chez Crumb et tant d'autres. Son caractère fortement inharmonique (on distingue à peine une hauteur de son tant les partiels sont dispersés dans l'espace des fréquences) en fait bien sûr un élément de choix pour certaines esthétiques d'aujourd'hui, mais son emploi répété ne suffit pas nécessairement à faire un bon programme électoral. De fait la technique de Robin, qui nous explique dans le programme qu'il utilise des boucles semblables au loops de la musique techno, amène assez vite la lassitude devant le retour compulsif des mêmes figures instrumentales (principalement des tremolos et glissandos en son écrasé). D'autres maniérismes contemporains comme l'alternance boulézienne de traits excessivement rapides et de notes filées très longues (ou si l'on veut l'absence de valeurs rythmiques moyennes), ou encore l'usage quasi exclusif des dynamiques extrêmes (ffffff et ppppp) et des registres extrêmes (surtout du suraigu car les instruments du quatuor ne sont pas bien équipés pour les graves) ne suffisent pas à masquer un relatif manque d'idées. Ma voisine me fait remarquer que passé un premier moment de surprise voire de ravissement devant la surprenante mais très réjouissante agressivité du début, c'est au fond presque aussi répétitif que du Philip Glass. Peut-être la volonté d'être en permanence dans un paroxysme d'émotion et d'expressivité est-elle la cause de cette lassitude, la (bonne) musique se nourrissant de contrastes. Pour ma part même si je partage assez l'opinion de ma voisine, je ne m'ennuie pas trop car je vois avec plaisir les musiciens du quatuor Tana s'engager à fond dans cette partition on ne peut plus difficile, avec un enthousiasme et une énergie qui font vraiment plaisir à voir. On peut également féliciter ces musiciens pour avoir introduit une touche de couleur et de fantaisie dans l'habituelle (et totalement insupportable) tenue noire des concerts contemporains. Ah ces Belges, ces Belges. Plus je les connais et plus je les aime. Ils ont toutes les qualités des Français avec la simplicité et l'humour en plus.

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L'oeuvre qui suit est d'un musicien d'origine tchèque, Ondrej Adamek, qui a été fortement impressionné par un séjour en Espagne et a laissé certains traits du flamenco envahir son style. Les musiciens vont donc employer des plectres et des bottlenecks pour reproduire certains gestes typiques de la guitare, comme le raseguo (un balayage rapide aller-retour de toutes les cordes), ou encore frapper du pied par terre. Rien de tout cela n'est gratuit ou anecdotique. Ce quatuor est plein d'idées, de passion et de vie, instrumenté de façon très fine et très fouillée. Le travail harmonique est lui aussi très subtil : chacun des quatre instruments est accordé de manière spéciale afin d'avoir la signature harmonique d'une tonalité particulière (par exemple, si je me souviens bien, la b – ré – si b – fa pour le premier violon c'est à dire un accord de septième de dominante ou encore quatre hauteurs tirées des 7 premiers harmoniques naturels d'un si bémol). Adamek souligne dans la notice que ce quatuor est très exigeant pour les interprètes, non seulement à cause de la scordatura mais aussi à cause des phrases qui passent d'un instrument à l'autre note par note et demandent non seulement une grande précision mais aussi un vrai son d'ensemble. Ce dont je peux témoigner après avoir entendu les Tana jouer cette pièce (et la jouer vraiment bien à mon sens), c'est que les interprètes qui parviennent à passer la barre sont amplement récompensés par cette musique vraiment remarquable, raffinée et pleine d'élan. Ce quatuor est la bonne surprise de la soirée, et m'a donné une forte envie de découvrir les autres œuvres de ce musicien.

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Le programme se conclut par In Vivo de Raphaël Cendo, autre compositeur de ma génration (c'est à dire trentenaire) . Dans ce quatuor il (ab)use du son écrasé, qu'il appelle dans le programme « timbre – monde ». Durant la première partie de ce quatuor (divisé en trois de façon relativement classique : rapide – lent – rapide), le compositeur demande même aux musiciens d'enrober leur chevalet de papier aluminium, ce qui a pour effet de rendre le son encore plus inharmonique. Les similarités avec Yann Robin sont si nombreuses qu'on se demande lequel a influencé l'autre. Cette pièce me fait peu ou prou la même impression que les morceaux d'un autre quatuor, Birdy Nam Nam (dont les membres ne manipulent pas des violons mais des bidules électroniques et des platines 33 tours) : je trouve le travail sur le son plutôt intéressant, et la violence sonore assez stimulante, mais la musique trop répétitive, pauvre en idées et en contrastes. C'est peut-être une des caractéristiques du son écrasé qu'il ne se prête pas très bien à de longs développements. Par exemple lorsque la violoncelliste Jeanne Maisonhaute joue un tremolo verso ponticello, c'est à dire de l'autre côté du chevalet, je vois bien le geste instrumental car je suis à 3 mètres mais je n'entends pas tellement de différence dans le son produit par rapport au même geste de l'autre côté du chevalet. De même les glissandi modifient assez peu la couleur du son écrasé, et son caractère fortement inharmonique restreint les possibilités de travail harmonique. Ajoutez à cela un déficit de figures rythmiques suffisamment nettes ou articulées, et vous obtenez un passeport pour l'ennui. Ennui à nouveau mitigé par l'attitude des Tana dont l'engagement, la chaleur et la technique sont décidément dignes de toutes les louanges, et propres à réchauffer l'atmosphère plutôt froide de cet austère temple protestant.

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Au final, j'ai pu écouter les Tana en live pour la première fois et avec grand plaisir, ainsi qu'une œuvre passionnante (celle d'Adamek) sur trois écoutées, ce qui montre qu'on n'est jamais à l'abri d'une divine surprise de temps en temps.

En sortant j'ai croisé Krystof Maratka qui m'a appris qu'un disque monographique lui étant consacré venait de sortir (avec une pièce pour harpes et cordes ainsi qu'un quintette à vent): si Dieu le veut, je ne manquerai pas de l'écouter et d'en rendre compte dans ce journal.

(merci à Jean Radel de m'avoir permis d'utiliser les très belles photos qui illustrent cet article et représentent, dans l'ordre, Antoine Maisonhaute, Chikako Hosoda, Jeanne Maisonhaute, Maxime Desert)