Tristan Murail: C'est mon jardin secret...

Après la Sequenza VIII de Luciano Berio pour continuer notre voyage dans la musique pour alto seul au XXè siècle, une pièce de Tristan Murail.

Cette pièce est aussi courte (4 minutes) que son titre est long, car elle s'appelle C'est un jardin secret, ma soeur, ma fiancée, une source scellée, une fontaine close... (pour ceux qui n'auraient pas reconnu c'est une citation du Cantique des Cantiques). Ecrite en quelques jours durant l'été 1976, elle est dédiée à Claire et Paul Augé. Pour décrire cette pièce, quelques explications techniques sont nécessaires.

On décrit parfois la musique de Grisey et Murail comme spectrale. Qu'est-ce que ça veut dire exactement ? Un bon dessin valant aussi bien qu'un long discours, voici le spectre d'une note grave de mon alto:

spectre alto

Pour l'obtenir j'ai enregistré une note (jouée en continu, sans nuances et sans vibrato) puis calculé la transformée de Fourier à l'aide d'un logiciel. Je vous fais grâce des équations: c'est l'outil mathématique qui sert à décomposer un signal sonore stationnaire en une somme de signaux de forme sinusoïdales appelés partiels. L'échelle horizontale donne la fréquence et l'échelle verticale (logarithmique) l'intensité sonore. Chaque pic correspond à un partiel. Comme vous pouvez le voir, le son d'une seule note de violon est constitué d'environ 60 à 80 partiels qui sont harmoniques c'est à dire que les fréquences sont aussi régulières que les dents d'un peigne tout neuf. Notre oreille est génétiquement programmée et longuement entrainée pour apprécier les sons harmoniques et pour associer une seule note à cet groupe de fréquences, par un phénomène appelé la fusion tonale.

Qu'est-ce donc que la musique spectrale ? c'est faire joujou avec les partiels, chercher les limites de la fusion tonale, fabriquer des sons harmoniques et inharmoniques en travaillant directement à partir du spectre. La notion centrale de la musique spectrale est celle d'accord-timbre c'est à dire un accord complexe conçu non seulement à partir de la hauteur des notes mais aussi du timbre des instruments (harmoniques ou inharmoniques).

Sur un instrument à cordes, il existe plusieurs manières de déformer le timbre de manière à ce qu'une partie seulement des partiels subsiste:

  • les harmoniques où l'on pose un doigt sur la corde sans l'enfoncer (son flûté assez caractéristique)
  • le jeu sul ponticello (sur le chevalet): un son nasillard, métallique, détimbré:
  • le jeu ''col legno"' (en utilisant le bois de l'archet au lieu des crins, soit pour frapper la corde soit pour la frotter):

Il en existe bien d'autres modes de jeu ("sul tasto", pizzicato, trémolo, spiccato, etc), chacun ayant une influence sur le timbre et sur l'attaque.

Assez de préliminaires: Tristan Murail donc, dans C'est un jardin secret... utilise abondamment les harmoniques et le jeu sul ponticello. Il demande même à l'interprète de changer progressivement du jeu sul ponticello au mode de jeu normal. Ainsi on entend d'abord un son très dé-timbré (sul ponticello et en harmoniques) puis les partiels vont s'agréger progressivement pour reconstituer le son complet. Pas de barres de mesures, des rythmes répétitifs mais légèrement irréguliers, comme des battements de coeur. C'est atonal mais la dissonance n'est pas recherchée pour elle-même et on est très loin du systématisme de la musique sérielle.

Fort bien, me direz-vous: mais de toute cette complexité technique et intellectuelle, que ressort-il au moment du concert ? J'ai pu entendre ce Jardin secret en décembre dernier au CMDC et c'était pas mal du tout: une certaine poésie, une liberté proche de l'improvisation, un jeu sur les timbres tout en subtilité.

Bientôt je vous parlerai d'une autre oeuvre spectrale, toujours pour alto seul, le Prologue de Gérard Grisey (1976).

Commentaires

1. Le dimanche 30 mars 2008, 13:38 par Ninh

On peut entendre cette pièce dans une très belle interprétation de Sylvie Altenburger sur un CD paru chez Una Corda. Sylvie Altenburger est maintenant professeur à la Hochschule für Musik de Freiburg-im-Breisgau.

2. Le lundi 31 mars 2008, 09:44 par Papageno

merci pour l'info !