Je hais le piano

Je hais le piano. Je le déteste, je l'exècre, je le conspue, je ne le supporte plus.

  • Le piano est moche. Tous les instruments de musique sont beaux. Observez la perfection du violon, la sveltesse piriforme de la contrebasse (malgré son embonpoint), l'éclat rutilante de la trompette, la noblesse du trombone, le charme souvent exotique des percussions, le velouté noir de la clarinette, l'élégance de la harpe... même le contrebasson, avec ses tuyauteries incroyables, a une forme de beauté plastique. Il n'y a que les pianos modernes qui soient uniformément, absolument laids. D'abord ils sont plus noirs qu'un corbillard, plus massifs qu'un hippopotame à trois pattes, plus vulgaires qu'un samedi soir sur TF1.Et si on ouvre le capot, on découvre les entrailles métalliques de la bête, ou plutôt de la machine à frapper les cordes, à meurtrir les doigts et abrutir les oreilles.

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  • Le piano est musicalement handicapé Il est remarquable et paradoxal qu'on joue un répertoire aussi étendu sur un instrument aussi limité. Le piano ne permet pas de tenir le son, ni de régler finement la justesse; il n'offre à l'interprète que des moyens incroyablement limités et anti-naturels (clavier, pédale) pour contrôler l'émission du son. Il réduit toute musique à un jeu en blanc et noir sur une grille de 12 demi-tons désespérément égaux, où les quintes sont légèrement dissonantes, les tritons légèrement consonants, les octaves mêmes légèrement étirées par les accordeurs pour obtenir un son plus brillant dans l'aigu. Comment peut-on faire de la musique avec un machin pareil ? Vouloir faire des phrasés sur un piano est à peu près comme faire de la couture avec des gants de boxe.
  • Le piano est autiste Pour tous les instruments de l'orchestre, l'écoute, la justesse, la respiration, le jeu d'ensemble sont à la base de toute pratique musicale. Pas pour le piano, où c'est l'habileté digitale cultivée à grands renforts d'exercices solitaires qui compte avant tout. Pas besoin d'écouter réellement le résultat. D'ailleurs lorsque leur instrument est désaccordé, la plupart des pianistes ne s'en rendent même pas compte.
  • Le piano est en général joué par un pianiste, et c'est là tout le problème. Les pianistes sont produits en série dans les conservatoires comme les demi-queue sont produits dans l'usine Kawaï. Lorsque leur formation a parfaitement atteint ses objectifs, ce sont des machines à avaler les triples croches dont la perfection technique est inversement proportionnelle à la sensibilité. Par miracle il en existe de temps en temps qui sortent de cette lessiveuse en ayant réussi à rester musiciens.
  • Le piano est une nuisance universelle Les pianos modernes sont si puissants qu'ils causent des problèmes de voisinage sans fin: leurs vibrations sont relayées par les murs et les plafonds. Qui n'a jamais cru devenir fou en écoutant bien malgré soi le voisin du premier jouer la Lettre à Elise, avec les mêmes fautes à chaque fois ?
  • Le piano est égoïste les pianos actuels sont conçus pour permettre à un athlète du clavier d'écraser un orchestre de 80 personnes en dévalant les 80.000 notes du deuxième concerto de Rachmaninoff, Ils sont totalement inadaptés à l'accompagnement vocal, à la musique de chambre, à toute salle de concert qui aurait moins de 2000 places.

Ne croyez pas surtout que je déteste tous les instruments à clavier: j'aime au contraire la noblesse et la puissance de l'orgue, le charme discret du clavecin, le goût légèrement acidulé du piano-forte, le nazillement comique du cymbalum, la pureté du celsta, la rondeur des Erard et des Steinway anciens, les possibilités immenses des synthétiseurs ... c'est vraiment cet absurde piano noir qui prétend tous remplacer, égaler ou dépasser tous les autres instruments, résumer à lui seul toute la musique alors qu'il est le plus anti-musicien des instruments, qui concentre sur lui tout mon courroux.

Steinway.gif

Mais alors, me direz-vous, il n'y a vraiment rien à tirer de ces machines à produire des sons ? Réflexion faite, il existe bien deux ou trois manières de les faire sonner de manière originale et musicalement intéressante:

  • La méthode Express: lâcher un Steinway depuis le 5è étage, en tâchant d'éviter la mamie à chienchien qui se promène dessous. L'idéal est bien sûr une performance live mais on peut enregistrer le bruit pour le remixer dans des compositions électro-accoustiques.
  • La méthode Dûchable: conduire un Bechstein au milieu du lac Léman, et le noyer après avoir prononcé l'oraison. On peut enregistrer les glou-glous, mais il vaut mieux doubler avec Ondine ou Jeux d'eaux à la villa d'Este pour la version DVD.
  • La méthode Canadienne: mobiliser les finalistes du championnat du monde de tronçonneuse pour procéder à un découpage en tranches d'un Bösendorfer et de son tabouret. Offrir les restes au public. Mettre Stockhausen sur l'affiche, même si c'est faux, ça fera venir du monde.
  • La méthode Vénitienne: mettre le feu au piano après l'avoir copieusement arrosé d'allume-barbecue. A faire de préférence au théâtre de la Fenice, après s'être assuré qu'on est à jour des paiements de l'assurance-incendie.
  • La méthode Africaine: lâcher le Yamaha au-dessus d'un nid de termites rouges, après avoir pris soin d'affamer les bestioles. A l'aide de micros sans fil soigneusement répartis, sonoriser et spatialiser le grignotement. Il vaut mieux éviter de le faire avec un piano de marque chinoise, car la mauvaise qualité des colles chimiques employées pourrait intoxiquer les pauvres insectes.

Si vous avez-vous d'autres idées, écrivez-moi, je projette d'organiser un festival le piano dans tous ses états (solide, liquide, gazeux, plasmatique et autres). Le plus dur sera de trouver des sponsors...

Commentaires

1. Le lundi 29 septembre 2008, 01:08 par Coren

Excellent !

2. Le lundi 29 septembre 2008, 09:52 par klari

on peut le recycler en estrade de chef, aussi...

3. Le lundi 29 septembre 2008, 22:53 par DavidLeMarrec

:-)

Bien que pianiste, je suis assez d'accord avec pas mal de choses dans cet article abominable. Mais plus le temps passe, plus je suis séduit par ce caractère limité : écouter une oeuvre pour grand orchestre réduite pour piano permet d'entendre nettement le moindre frottement harmonique, le moindre contrechant. Et les faire naître sous ses doigts est extrêmement jouissif.

Pour l'accompagnement du chant, je me permets d'être en désaccord : on peut tout à fait survivre si on a une technique correcte (qui en principe doit permettre de passer un orchestre un peu plus que mozartien, alors un piano...). Les fréquences du piano sont de toute façon moins aptes à couvrir la voix que celle des cordes frottées.

Là où j'abonde, c'est sur le caractère très stéréotypé du son des pianos modernes (quelques Italiens sortent du lot), assez froid et impersonnel de surcroît. Ca y rend les couleurs de l'ordre de la performance, mais ça n'empêche pas que tout est possible.

[Sinon, c'est en rade depuis hier après-midi, par ici. Impossible de poster depuis mon poste, et le site était même inaccessible ce soir.]

4. Le mercredi 1 octobre 2008, 10:29 par Éric

La méthode César : Sur fond de crise financière, on me demande souvent* : "Professeur, que dois-je faire de mes économies ? Dois-je les retirer illico presto de la banque et conserver mes petites coupures dans ma baignoire ?** Dois-je les placer sur un Livret A ?***
Je leur réponds : "Que nenni, mes braves. Vous aviez toujours rêvé d'avoir un piano chez vous mais vous n'aviez pas la place dans votre petit studio riquiqui. Alors, le moment est venu de casser votre tire-lire. Achetez un piano à queue de concert, faites-en une compression à la César et placez-le sur l'étagère de la bibliothèque à côté de Grand-mère. Vous participerez ainsi activement à la relance de l'économie et votre piano prendra de la valeur au lieu de faire bouffer par les mites". Au moment de la compression, les plus musiciens d'entre vous pourront enregistrer les chtongs des cordes enfin libérées du joug des vis qui les tendaient à l'extrême.

* Je vous rassure, on ne me demande jamais rien. Je prends la parole.
** N'oubliez pas de fermer l'arrivée d'eau, avant que le petit dernier vous fasse une mauvaise blague.
*** Je rappelle que le Livret A a été créé pour financer le logement social et non l'économie (comme annoncé) et encore moins la finance (non avoué). C'est étrange comme on essaie de nous faire croire comment la finance et l'économie sont autant liées alors que la progression de leurs revenus ne se suivent pas. Je vous livre la citation de la semaine de Siné Hebdo : "Fusiller les riches de but en blanc serait de la folie : il faut d'abord les mettre en prison et les affamer jusqu'à ce qu'ils aient fait revenir de l'étranger l'argent qu'il y ont caché. (...) C'est seulement quand ils n'auront plus rien que nous les fusillerons." Jules Lafargue.
http://www.blog-sine.com/blog/wp-co...

5. Le mercredi 1 octobre 2008, 23:52 par Insula dulcamara

Merci Papageno pour ce grand moment de mauvaise foi jubilatoire ! Hélas je vous donne largement raison... Ca me fait penser à Adorno, qui prétendait que même en faisant tomber un vibraphone du 5ème étage, on ne pouvait pas en tirer un son intéressant.

6. Le dimanche 12 octobre 2008, 14:42 par Jean-Brieux

Titre choc...

"je ne le supporte plus"

Vous n'êtes pas le seul à avoir de telles sautes d'humeurs...

"Vouloir faire des phrasés sur un piano est à peu près comme faire de la couture avec des gants de boxe"

je plussoie à votre remarque et voici un lien très éloquent :

http://fr.youtube.com/watch?v=oiziG...

Plus sérieusement, les pianos modernes n'ont presque aucun intérêt musical et je suis d'accord avec vous pour dire que rien ne remplace un Erard (ou un Chickering entre autres) du XIXéme siècle. J'adore aussi le son dense du pianoforte et la sonorité poivrée du clavecin.

7. Le jeudi 23 octobre 2008, 19:11 par etnobofin

Un billet trop rigolo...
<<Mettre Stockhausen sur l'affiche, même si c'est faux, ça fera venir du monde.>> MDR!

8. Le lundi 24 novembre 2008, 15:45 par duc

Excellent !
Je désapprouve tout mais c'est marrant à lire ;-)

9. Le lundi 25 mai 2009, 13:56 par UnPianiste

Une utilisation qui n'a pas été envisagée dans ce fil:

La reconversion du Steinway B en cercueil biplace
(je plains tout de même le personnel des pompes funèbres chargées (c'est le mot) du transport

10. Le vendredi 29 mai 2009, 23:52 par Sylvain

Quel talent et quel humour Papageno, bravo !

11. Le mercredi 9 septembre 2009, 02:53 par Nicolas

Il faut bien que les altistes se vengent, c'est légitime avec tout ce qu'on peut leur balancer...
C'est assez drôle, mais comme ce ne sont que des clichés dans le style de ceux pour l'alto, ça fait un peu réchauffé!
Dommage que tous ces gens prennent ça au sérieux... à croire qu'ils n'ont jamais entendu un vrai pianiste avec un vrai piano.... je comprend leur frustration d'avoir entendu que Lang Lang...

12. Le jeudi 17 septembre 2009, 22:41 par DavidLeMarrec

Non, non, c'est de la véritable argumentation étayée, vous n'avez peut-être pas lu le mémoire de Patrick, Nicolas.

Depuis, j'ai abandonné le piano pour les wood-blocks et je n'ai pas regretté, les possibilités sont immenses.

13. Le mercredi 24 novembre 2010, 23:24 par Fnor

Je le découvre bien après coup, mais l'article est très bon ! L'humour est parfait et la plume le désert bien.

Malgré toutes ces bonnes idées je garderai mon piano, je ne saurais plus quoi faire sans :)

14. Le jeudi 25 novembre 2010, 10:53 par Jean-Brieux

@Fnor

"Je le découvre bien après coup"

C'est le double effet kiss-cool. ;-)

"Malgré toutes ces bonnes idées je garderai mon piano"

Vous y survivrez. ;-)

15. Le jeudi 13 janvier 2011, 15:30 par vvillenave

C'est rigolo, votre billet me fait penser à un article que j'avais écrit il y a longtemps :
http://valentin.villenave.net/Anti-...

Évidemment j'ai par rapport à l'instrument lui-même un avis diamétralement opposé au vôtre, le piano étant mon habitat naturel. Mais votre billet est tellement bien écrit que je ne parviens pas à vous en vouloir :-)