Question d'époque

Quelle est la plus grande différence entre "ein mädchen oder weibchen" (chanté par Papageno dans le 2e acte de la Flûte enchantée)

et "tatoue-moi sur tes seins" (extrait de Mozart, l'Opéra rock d'Olivier Dahan) ?

Avec les extraits vidéo, les lecteurs de ce blog peuvent se faire leur propre idée, il est donc presque inutile que j'exprime ma propre opinion. Si j'en crois les commentaires sur DailyMotion, "tatoue-moi" est une très bonne chanson de rock qui a déjà ses fans. Néanmoins, ce qui me frappe le plus n'est pas tellement la différence entre musique populaire et musique savante (qui n'a jamais vraiment existé et aujourd'hui moins que jamais, car tout le monde a accès à tout). Ça n'est pas non plus la différence entre le génie mozartien (ce mot ne veut rien dire) et la banalité de l'accompagnement musical de "tatoue-moi". Ni même la qualité des chanteurs. Si l'on disait que l'un est bon et que l'autre est mauvais, on n'aurait rien dit.

Non, ce qui me frappe le plus c'est la différence d'époque. Entre n'importe quel air d'opéra des années 1780 à Vienne et n'importe quelle chanson rock d'aujourd'hui, le constat serait le même. D'un côté la légèreté, le bon goût, la vivacité d'esprit, la pudeur. De l'autre la lourdeur, la vulgarité, la platitude, l'exhibition des sentiments. La musique populaire de la fin du XVIIIe siècle (l'opéra) est très articulée, légère, élégante, elle sait garder la mesure et l'équilibre même dans les moments les plus dramatiques. C'est aussi une musique qui respire grâce à l'usage des silences. La musique populaire du début du XXIe siècle est saturée de son, brutale, agressive même lorsqu'elle cherche à exprime les sentiments les plus doux. Elle est noyée dans les basses omniprésentes (et même sur-amplifiées) qui empêchent l'oreille de respirer. Quant à la vulgarité, écoutez simplement les voix qui chantent "woua-a-a-a" dans "tatoue-moi" (je crois que le terme consacré pour ce genre d'horreur est chorus).

Pourquoi Da Ponte, le librettiste de Mozart, un curé défroqué que l'immoralité de l'échange des fiancées dans Cosi Fan Tutte ne dérangeait absolument pas, n'a jamais écrit tatoue-moi sur tes seins dans ses livrets ? Naturellement il y avait l'Eglise, la censure, la société. Mais surtout, le papier et l'encre coûtait cher à l'époque, et qu'on préférait les employer à décrire des sentiments nobles plutôt qu'à reproduire des propos de palfrenier. Da Ponte n'avais pas froid aux yeux: dans sa version de Don Giovanni, moins de dix minutes après la levée du rideau, on assiste à une tentative de viol suivi d'un meurtre. Cette violente plongée dans l'action est d'ailleurs une des clés de la force de cet opéra. Don Giovanni est un personnage brutal, un jouisseur avide et sans moralité. Mais il s'exprime avec distinction lorsqu'il parle aux dames. Question d'époque. Dans un opéra rock d'aujourd'hui, même un gentil garçon végétarien qui n'a jamais trompé sa petite amie lui dira tatoue-moi sur tes seins pour déclarer sa flamme. Question d'époque.

Notre époque a inventé la bombe nucléraire, le marteau-piqueur, la titrisation du crédit à risque, la clause transversale de substitution des compétence dans les traités européens, le béton armé, le fast-food et le road movie. Peut-on attendre d'elle une musique délicate et raffinée ?

Commentaires

1. Le jeudi 26 mars 2009, 14:04 par Éric

Ah je suis content de voir que je ne suis pas le seul en pleine période de régression à écouter des idioties. Moi c'est pire (soyez indulgent, je n'ai pas fait Normal Sup'), je mate les filles des clips de RnB à longueur de journée (en attendant qu'on ait fini de détitriser... et qu'on débloque les projets brutalement gelés :( ).
J'aime bien aussi certains "chorus" en semblant de voix de castra, j'ai bien dit semblant, pour faire couleur d'époque.
Sinon, je suppose, qu'à l'époque de Mozart, il y avait des choses encore plus navrantes à entendre et qui allaient également dans le goût de l'oreille musicale du moment. Mais l'Histoire n'aura tout simplement pas retenu tel ou tel troubadour en pays d'oc chantant je ne sais quel tireli-pinpon sur le chi-oua-oua.
Gageons, malgré la mémoire numérique, que l'Histoire saura maintenir à sa place toute relative ce morceau de variété.

Laurence (Parisot),

Tatoue-moi sur tes seins
Fais-le du bout de mes lèvres (^ mes lèvres).

^^

2. Le jeudi 26 mars 2009, 17:43 par DavidLeMarrec

Mince, il trolle même chez lui !

Sinon, il y a aussi de l'écho et peu de chorus finalement.

J'imagine que c'est pour donner une image actualisée de la facette scatologique de certaines lettres de Mozart, dont on se bat sur l'exégèse pour dire que c'est anodin (et qu'on ne le trouve pas si fréquemment ailleurs pourtant). C'est peut-être bien plus de l'ordre du jeu que la fausse subversion qu'on voit ici (la luxure étant devenue dans le domaine poétique une vertu depuis longtemps).

Cela étant dit, je n'ai pas d'avis. Il faudrait que je prenne le temps de m'immerger dans ledit opéra, mais en si bonne compagnie, il n'est de chose qu'on se refuserait à accomplir...

3. Le samedi 28 mars 2009, 17:11 par Azbinebrozer

Bonjour Patrick,

Impossible pour moi de ne pas réagir.
L'opéra-rock n'a de rock que la distance qui le sépare de l'opéra classique. Il s'agit pour moi d'un opéra de variété-rock. Une bonne partie des amateurs de rock ne résistent pas 10 s à cette musique.
Hier j'étais avec 2 amis en concert, en première partie un chanteur roucouleur de ce style nous a fait fuir immédiatement. Ensuite Joseph Arthur qui peut faire dans le rock très appuyé assez jouissif tout de même ou la balade assez 70ties comme ce titre Black lexus sur l'album Nuclear daydream
http://www.deezer.com/#music/result... arthur

Je vous recommande vivement par exemple l'album récent de Andrew Bird "Noble beast". Vous y trouverez un exemple d'élégance et de pudeur. tendance folk rock très coutant dans le (c'est un peu pompeux) "rock indépendant"
http://www.deezer.com/#music/result...

Je suis étonné que vous puissiez balayer tout un pan de la musique populaire actuelle, sa simplicité et ses valeurs aussi rapidement.
J'ai le même problème avec la musique contemporaine sur les forums rocks...
Merci pour tout ce que vous faites ici par ailleurs !
Cordialement.

4. Le samedi 28 mars 2009, 23:02 par Papageno

cher Azbinebrozer,

Je ne cherchais pas spécialement à critiquer ce morceau, et encore moins le rock en général. L'idée était plutôt ce constat que la fin du XVIIIe siècle avait une musique élégante, légère, aristocratique, qui se caractérise à l'oreille par des mélodies et des harmonies simples et bien articulées, qui respire grâce à l'utilisation appropriée des silences et qui ne cherche jamais à s'imposer par la force. Et le début du XXIe siècle a une musique surpuissante, avec des basses sur-amplifiée et très enveloppantes, énormément de réverbération, où le silence est inexistant et même la dynamique (le contraste entre piano et forte) tend à disparaître. Et ce contraste joue également sur les paroles, où le bon goût d'un côté contraste avec la vulgarité de l'autre. Ce qui n'empêche pas d'aimer telle chanson ou tel album, ou d'aimer tel style de rock et pas tel autre.

La question que je me posais est plutôt: qu'est-ce qui distingue un "tube" de l'époque de Mozart (les airs d'opéra étaient très populaires à l'époque, on les chantait dans la rue, on les jouait au piano à la maison, etc) et un "tube" de l'année 2009. Les deux exemples que j'ai choisi (l'air de Papageno et "tatoue-moi sur tes seins") sont objectivement des tubes, c'est à dire des chansons on plu à la très grande majorité des gens à l'époque où elles sont sorties. Ainsi, la différence entre deux tubes nous dit des choses sur la différence d'époque.

Cela étant posé, comme le remarque DLM on a bien le droit de troller un peu de temps en temps...

5. Le lundi 30 mars 2009, 05:10 par Azbinebrozer

Plutôt d'accord avec vous pour attribuer à la musique classique et contemporaine une manière d'être particulière appréciable et puis...

"Entre n'importe quel air d'opéra des années 1780 à Vienne et n'importe quelle chanson rock d'aujourd'hui, le constat serait le même. D'un côté la légèreté, le bon goût, la vivacité d'esprit, la pudeur. De l'autre la lourdeur, la vulgarité, la platitude, l'exhibition des sentiments"

Effectivement trollons ! ;- )
Pour une partie du monde habituée dès la naissance à la syncope, la musique d'un Mozart ainsi qu'une bonne partie de la musique classique occidentales est ressentie comme une précieuse et élégante musique... militaire !

Le populaire au 18ème ?
Combien avait un instrument à la maison ? Que sait-on de la manière d'exécuter ces oeuvres dans la rue ? Permettez Patrick d'être à moitié convaincu par le raffinement populaire de l'époque, sa "légèreté", son "bon goût", sa "vivacité d'esprit" et sa "pudeur" ! ;- )

6. Le lundi 30 mars 2009, 10:13 par Papageno

Oui, la musique était surtout l'occupation et même la grande passion de la noblesse à l'époque à Salzburg et à Vienne (même Frédéric II composait de la musique. Imaginerait-on notre président écrivant des chansons ou jouant du saxophone ?). D'ailleurs cette musique véhicule les valeurs de l'aristocratie. Je parlais du raffinement, mais il y en a d'autres: avec ces mesures à 4 temps groupées par carrures de 4, elle est très carrée rythmiquement, comme vous le faites remarquez, un peu comme un jardin à la française. Elle est aussi très hiérarchique (violon solo, 1er violon, 2e violon, etc). Et très conservatrice (les innovations de Beethoven seront très mal vues au début, et surtout elles arrivent après les révolutions française et américaine, dans un monde qui a déjà changé).

Sur la popularité des opéras à l'époque nous avons tout de même des documents, lettres et récits d'époque, qui montrent qu'il n'est pas abusif de comparer les opéras de l'époque au top 50 des ventes d'albums pop/rock, même si les moyens de diffusion étaient tout autres.

Enfin, soulignons que notre oreille est habituée à un niveau de bruit qui n'existait pas il y a 200 ans. Trains, avions, voitures, boîtes de nuit, baladeurs... tous ces engins font un bruit du diable. Nous avons aussi entendu Bartok, Ligeti, Chostakovitch, Radiohead, Gun's Roses et bien d'autres qui ont traduit toute cette violence dans la musique elle-même. De fait même les "baroqueux" spécialisés dans la musique ancienne ont un son assez dur et agressif à mon goût, mais ça aussi c'est une question d'époque.

7. Le lundi 30 mars 2009, 13:02 par Éric

J'ai également des doutes sur l'aspect "populaire" dont vous parlez.
Vous parlez vous-même de la noblesse pour l'époque de Mozart et je suppose que Verdi a bénéficié de l'enrichissement de la bourgeoisie et de la révolution industrielle qui pointait pour élargir son public. Verdi se mit d'ailleurs à utiliser des effets moins "subtils" avec des instruments plus tonitruants comme des trompettes et d'orchestres toujours plus grands.
Sans doute faut-il aussi imaginer un concert baroque du temps de Lully avec le bruit (agressif ?) du bâton de direction sur le plancher.

Reste à définir le mot populaire.

8. Le mardi 31 mars 2009, 23:27 par Jean-Brieux

@Eric

"Reste à définir le mot populaire."

populaire, adjectif
Sens 1 Qui fait partie du peuple
Sens 2 Connu d'un très large public

Trouvé dans le dictionnaire. :-)

Ok, c'est même pas drôle.

9. Le mercredi 1 avril 2009, 16:25 par Azbinebrozer

Parler de rock à l'occasion de "l'Opéra Rock" "Tatoue Moi" c'est comme analyser l'opéra classique à l'écoute d'une oeuvre d'opérette.

Il ne s'agit pas d'attribuer plus de vertus au rock qu'il n'en mérite mais reconnaissons au rock un peu plus de dureté que le type de chant de "Tatoue Moi" ne peut en produire.

Après il y a la pop, le folk, et leurs intermédiaires... Vulgarité semble bien excessif pour parler du rock des Who des Stones, Doors, Joy Division, Smiths, Nirvana, Radiohead, Pixies...

10. Le mercredi 1 avril 2009, 16:31 par Azbinebrozer

Juste un oubli Patrick, je suis fan de Mozart, du Schubert le plus joyeusement"militaire" comme du dernier Schubert déliquescent.

Juste que cette élégance "coincée" rythmiquement ne saurait atteindre un point de vue universel d'excellence humaine qui... n'existe pas !
Et laisse ouvert son éternelle quête.

11. Le mercredi 1 avril 2009, 17:34 par Éric

@Jean-Brieux
"Ok, c'est même pas drôle."

C'est pas grave, apparemment, le trollage est autorisé sur ce sujet.
:)

12. Le samedi 25 avril 2009, 10:25 par rafi

http://www.youtube.com/watch?v=o8xG...