Il nous faut d'autres Rostropovitch

J'avais quatorze ans lorsque le monde stupéfait apprit la chute aussi soudaine que pacifique du mur de Berlin. Les barbelés, les miradors, le béton, symboles de l'oppression et de la guerre froide, sont tombés aussi facilement qu'un château de cartes, ou que les dominos en polystyrène érigés pour commémorer le vingtième anniversaire. La réunification de l'Allemagne entraîna celle de toute l'Europe, créant ce fantastique espace de paix, de liberté et d'échanges (agrémenté d'un poil de technocratie bruxelloise) qui nous paraît maintenant familier, car c'est notre demeure à tous.

L'année précédente, en 1988, à l'occasion du voyage d'un orchestre de jeunes en Pologne, j'avais pu toucher du doigt la réalité quotidienne d'un pays communiste d'Europe de l'Est. Au milieu d'un groupe d'immeubles noirs de crasse et de pollution, deux étaient tout blancs: on m'apprit qu'ils avaient été repeints car ils étaient dans le champ de la caméra lors du voyage du pape. Si j'avais apprécié la misère, l'oppression et la bureaucratie, j'avais aussi senti un enthousiasme, un élan, une solidarité, quelque chose qui couvait sous la cendre et ne demandait qu'à se réveiller. N'ayez pas peur ! les paroles prononcées par Jean-Paul II un an plus tôt lors de son voyage en Pologne étaient dans les coeurs et les esprits.

Parmi les images marquantes que je ne suis pas le seul à retenir de ces jours-là, celle du violoncelliste Msistlav Rostropovitch jouant Bach devant un pan de mur de Berlin à moitié détruit. Rostropovitch qui avait quitté le conservatoire de Moscou a 21 ans pour protester contre les attaques envers un de ses professeurs, un certain Dimitri Chostakovitch. Rostropovitch qui a caché et hébergé Soljénitsyne, Rostropovitch exilé puis déchu de la nationalité et de ces droits civiques dans les années 1970. Nul n'était mieux placé que Rostropovitch l'apatride pour éprouver et transmettre la joie de ce jour-là dans sa dimension universelle.

Il nous faut maintenant d'autres Rostropovitch. Car il reste bien des murs à abattre, partout dans le monde. Chypre, Israël, Corée... qui sait, peut-être Daniel Barenboïm sera encore suffisamment jeune et alerte dans quelques années pour diriger le Western Divan Orchestra lors de l'inauguration d'une zone de libre-échange et de coopération économique réunissant le Liban, Israël, la Syrie, la Jordanie et la Palestine enfin devenue un état ? Il est permis de rêver, car certains rêves se réalisent plus tôt et plus vite que tout ce qu'on aurait pu croire. C'est la leçon nous laisse que la chute du mur de Berlin. Puisse cette ode à la joie résonner longtemps dans nos mémoires et dans celles de nos enfants.