Un compositeur est-il un artiste ?

Qu'est-ce qu'un artiste ? Qu'est-ce que l'art ? Une question qui intéresse les philosophes et bien sûr les artistes depuis toujours. Un début de réflexion nous permet de dire assez vite ce que l'art n'est pas:

  • Beau mettez dix personnes devant un tableau de Francis Bacon (comme l'étude sur le portrait de Pie X d'après Velasquez reproduite ci-dessous), et demandez-leur les dix épithètes qui leur viennent spontanément à l'esprit: très vraisemblablement, l'adjectif "beau" n'apparaîtra pas une seule fois. On pourrait multiplier les exemples, dans tous les arts, d'œuvres ou l'affreux et le laid semblent recherchés avec énergie.
  • Utile. Certains utilisent même l'inutilité comme un des traits distinctifs de l'art: les oeuvres d'art n'ont pas d'autre finalité qu'elles-mêmes. Elles sont parfois créées contre rémunération, elles peuvent véhiculer des valeurs morales ou des messages politiques, mais ce qui en fait des œuvres d'art persiste même lorsque les valeurs morales ou les messages politiques en question ont perdu leur signification depuis longtemps. On continue à admirer les peintures qui décorent la chambre royale de la pyramide de Gizeh alors même que le contexte politico-culturel de leur création nous est devenu parfaitement étranger. Les réflexions de Charles Darwin, pourtant mélomane, sur l'inutilité de la musique (en tant que facteur donnant un avantage comparatif à l'espèce homo sapiens) vont également en ce sens.
  • Agréable: Quoiqu'inutile, l'art n'est pas un simple divertissement, car un divertissement est toujours agréable. Les tableaux expressionnistes allemands, ou les opéras comme Lulu d'Alban Berg visent au contraire à créer une sorte de malaise chez le spectateur.
L'art n'est ni beau, ni utile, ni agréable, c'est acquis. Qu'est-il donc en somme ? Un peu d'étymologie peut nous aider. Le latin ars désigne un savoir-faire, un tour de main, l'habileté acquise dans un métier. La distinction entre l'artiste et l'artisan est celle qui sépare les arts libéraux (les loisirs d'un homme libre) des arts mécaniques (comme le métier de plombier). On peut tenter d'autres classifications comme les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture) d'un côté et les arts rythmiques (danse, musique, poésie) de l'autre. Mais où placer le cinéma, septième art qui est aussi plastique que rythmique ? Et la bande dessinée ? L'art japonais de servir le thé (chanoyu) ou de composer des bouquets (ikebana) ? Ou encore les jeux vidéos et les formes d'art qui restent à inventer ? Une simple énumération des disciplines artistiques ne semble pas suffisante pour définir l'art.

Ce qui semble s'imposer comme une évidence, c'est que le travail de l'artiste est un travail sur le corps. C'est le geste même de l'artiste qu'il soit peintre, danseur, ou musicien, qui constitue l'oeuvre d'art. L'oeuvre d'art est le fait de peindre le tableau, et non le tableau lui-même, qui n'est qu'un support physique qu'on peut au besoin dupliquer, restaurer. De même lorsque j'écoute un disque d'Avishaï Cohen l'oeuvre d'art n'est pas la mince galette de polymères que je tiens entre les mains et qui aurait pu être remplacée par une autre support, MP3 ou 33 tours: l'œuvre d'art c'est la production du son par les musiciens.

Une oeuvre d'art correspond à un geste et donc à un moment de l'histoire, une rencontre entre l'artiste et son public. C'est ce qui lui donne son caractère unique, personnel, subjectif, inexplicable. C'est ce qui distingue le savoir-faire de l'artiste du savoir scientifique qui se doit d'être objectif, reproductible, explicable. Le savoir de l'artiste ne peut d'ailleurs pas être transmis intégralement: d'où les mots comme talent et génie qu'on utilise pour désigner ce qu'il y a d'unique et d'irremplaçable chez un artiste.

Autre certitude, l'art est une forme de communication. D'après Marcel Proust c'est peut-être la plus parfaite qui soit, le meilleur moyen pour les individus, définitivement isolés dans leur univers propre, de se comprendre et de partager tant soit peu. De même que le travail de l'artiste est un travail sur le corps (désolé pour mon insistance sur ce point), l'œuvre d'art s'adresse aux cinq sens. C'est là l'origine du mot esthétique et c'est aussi ce qui distingue l'art des disciplines purement intellectuelles comme les mathématiques ou la philosophie. La différence entre un essai philosophique et un recueil de poésies est que le deuxième s'adresse à mon sens du rythme, de la couleur des voyelles, de l'harmonie d'un vers et qu'il parle à mes émotions davantage qu'à mon intellect. Or ces deux objets sont identiques d'un point de vue matériel (ce sont deux livres). Mais nous l'avons déjà dit l'objet n'est pas l'oeuvre d'art mais seulement son support. Un objet comme une canne ou une assiette peut être ou ne pas être une oeuvre d'art, selon les intentions de celui qui le fabrique et la sensibilité de celui qui le reçoit.

Nous sommes maintenant mieux équipés pour affronter les sept paradoxes de l'art:
  • Il est individuel et universel
  • Il est corporel et immatériel
  • Il est inutile et indispensable
  • Il est inexplicable et évident
  • Il est solitude et dialogue
  • C'est le miroir d'un époque et il est intemporel
La clé de ces paradoxes se trouve dans la relation de l'artiste à son public. Dans chacune des sept phrases ci-dessus, le premier terme exprime le point de vue de l'artiste et le second celui de l'esthète.

Il nous reste une dernière question, celle qui forme le titre de ce billet. Un compositeur est-il un artiste ? Précisions la question. Un musicien de jazz, qui improvise pour son auditoire, est un artiste, d'après la définition que nous avons donnée. Un musicien classique qui ne sait que lire des partitions toutes faites est encore un artiste, bien qu'un peu incomplet ou limité par son rôle d'interprète. Mais un homme dont le travail est de produire des partitions, est-ce bien un artiste ? La réponse ne va pas de soi car il ne travaille pas vraiment avec son corps et n'entre pas en communication directe avec son public. Il ne produit que des signes indéchiffrables sur du papier.

Cependant, il y a tout de même des éléments qui plaident en faveur du compositeur:
  • A tout prendre, un poète lui aussi ne produit que des signes sur du papier. Ce qui n'empêche pas un poème d'avoir un souffle, un élan, un rythme, une physionomie toute personnelle. Le compositeur a besoin du musicien-interprète comme le poète a besoin du lecteur-interprète: nul ne niera qu'un poème est un oeuvre d'art, il faut donc qu'une sonate puisse être une oeuvre d'art elle aussi.
  • Il y a bien quelque chose d'éminemment personnel, inexplicable et intransmissible dans une partition. On peut par exemple critiquer ou au contraire couvrir de louanges les symphonies de Bruckner, leur esthétique, leur orchestration; cependant personne n'est capable de terminer sa Neuvième Symphonie. Le plus érudit des musicologues brucknériens en serait incapable; et si un compositeur de quelque talent s'attelait à la tâche, sa propre personnalité transparaîtrait autant que celle du maître autrichien dans ce travail. Il semble bien qu'avec la mort d'Anton Bruckner, quelque chose d'unique et d'irremplaçable ait disparu.
  • Beaucoup de compositeurs sont également interprètes et improvisateurs. On reparlera peut-être des différences entre musique improvisée et écrite dans ce journal; il reste que le geste d'écrire et celui d'improviser sont souvent assez proches. Pour écrire de la bonne musique, ne vaut-t-il pas mieux entendre, ressentir ce que l'on écrit ? N'est-ce pas là ce qu'on appelle une musique inspirée ?
A la lumière de ces considérations, nous pouvons terminer sur une note optimiste: oui, un compositeur peut être un artiste. Du moins, il a une petite chance de le devenir.

Commentaires

1. Le jeudi 25 février 2010, 17:52 par Édith

Un logiciel de composition doté d'un prénom et d'un nom est-il un artiste ?
Ci-dessus, lien vers un article qui décrit le travail de David Cope et de sa "fille numérique", Emily Howell

2. Le jeudi 4 mars 2010, 22:17 par Papageno

Merci pour le lien. Voilà une vraie question, même si les extraits musicaux présentés avec l'article en question n'ont rien d'inoubliable. Le thème de la machine à composer, à interpréter de la musique est passionnant, j'en ai déjà parlé et j'y reviendrai certainement dans ce journal.