Quel modèle économique pour la musique en ligne ?

Bien malin celui qui saurait prédire à quoi ressemblera le marché de la musique dématérialisée dans dix ans, ou même dans deux ou trois. Le bilan 2009 montre que les ventes de musique en ligne continuent de connaître une croissance explosive, sans pour autant compenser la baisse des ventes de disques. Par ailleurs le piratage sur les réseaux de P2P comme bittorrent ou kazaa est en baisse, mais d'autres formes de téléchargement sauvage apparaissent ou se développent. Sans compter la copie privée qui ne passe pas sur le réseau (c'est à dire votre beau-frère qui vous offre les oeuvres complètes de Johnny Halliday en mp3 sur une clé usb). Les majors continuent de prendre l'eau, mais pas de manière uniforme. Alors que l'une des "big four", EMI, est en quasi-faillite, certains labels spécialisés sur des niches (comme le classique) semblent bien se porter. Ainsi Deutsche Grammophon (aujourd'hui devenu un des labels d'Universal Music Group), qui avait en son temps breveté le 78 tours et proposé les tous premiers CD audio, et vient de fêter ses 111 ans, semble plutôt en forme.

Mais l'industrie se cherche toujours son modèle économique. Il n'existe actuellement que deux manières de gagner de l'argent:
  • les sites de vente, qui sans doute n'atteindront jamais le chiffre d'affaire qui était celui du disque physique au tournant des années 2000;
  • les sites de streaming, financés par la publicité.
Le problème est que les sites de streaming ne rapportent quasiment rien. Quelques centaines d'euros par an pour les 10 titres les plus écoutés de l'année, quelques centimes pour les autres. C'est la raison pour laquelle Warner a annoncé récemment son retrait des sites de streaming.

Par ailleurs on lit sur Rue89 qu'un nouveau site veut se lancer pour proposer aux internautes ayant téléchargé de payer après coup. On peut être au minimum dubitatif sur l'initiative en question, sachant que:
  1. Si on a récupéré gratuitement un album qu'on aime bien, rien n'empêche de l'acheter sur un site de vente en ligne si on veut se mettre en règle et même pourquoi pas payer les gens qui ont travaillé pour le produire (en fait ce sont surtout les intermédiaires qui s'en mettent plein les poches, mais c'est un autre débat)
  2. Les maisons de disques sont tout à fait réservées sur le concept. Le modèle du téléchargez d'abord, écoutez, payez ensuite, si vous voulez leur convient certainement moins bien que celui du payez d'abord, écoutez si vous voulez. Y compris sur le plan psychologique, car cela assimile les artistes à des mendiants.
  3. Le site en question n'est pas bénévole, puisqu'il se propose de prélever 20% des transactions, soit sensiblement autant que ce qu'Apple prélève sur une vente iTunes
Je vous recommande surtout de lire le commentaire d'un musicien à l'article qui est sans doute ce que j'ai lu de plus sensé sur le sujet. Il y remarque notamment que les droits SACEM sont en général payés par le diffuseur et pas par le public. Si vous écoutez de la musique dans un restaurant, il n'y a pas de supplément sur la facture, mais le restaurant paye une redevance à la SACEM. De même pour les concerts et autres événements culturels: qu'ils soient payants ou gratuits, ce sont les organisateurs qui s'arrangent avec la SACEM. Dans la même logique, ce serait aux fournisseurs d'accès à Internet de payer pour la musique qui est téléchargée grâce aux tuyaux numériques qu'ils fournissent et qu'ils facturent. Du reste tout cela n'est pas si nouveau car de nombreux économistes ont remarqué que le téléchargement sauvage constituait une sorte de subvention que les industries culturelles (dont les contenus si chers à  produire, films, jeux vidéos, etc) versaient aux entreprises de télécommunications, qui sont les seules à profiter véritablement (et financièrement en tout cas) du téléchargement illégal massif.

Entre le tout gratuit (les sites de streaming) et le trop cher (la ventre à 10 euros l'album), n'y a-t-il donc aucun intermédiaire ? Il y a bien les sites avec abonnement (une sorte de licence globale si l'on veut) dont certains sont proposés par des fournisseurs d'accès à Internet comme SFR ou Orange. On pourrait aussi imaginer des systèmes de micro-paiements (quelques centimes la minutes ou l'heure) similaire au téléphone ou au minitel, au moins sur les terminaux mobiles du type smart phone ou tablette. Mais cela signifie que les compagnies comme Apple ou Vodafone vont remplacer les majors pour distribuer la musique. Du reste c'est déjà en train de se produire.

Dernier point, la musique, justement. L'avènement de la radio et du disque a permis un développement de la musique sans précédent dans l'histoire de l'humanité. La musique de tous les styles est devenue accessible au plus grand nombre, et beaucoup de musiciens ont pu devenir riches et célèbres bien plus facilement qu'à l'époque de Haydn et Mozart. La musique enregistrée est devenue une véritable industrie, dont on se demande aujourd'hui si elle va muer ou simplement disparaître. Qu'est-ce que cela changera pour les musiciens ? D'un côté on aura la rude concurrence des catalogues pléthoriques de millions de titres existants, dont le prix ne peut que s'effondrer. De l'autre des ressources plus réduites pour les nouvelles productions. Allons-nous entrer dans une ère de décadence de la musique après l'âge d'or que nous vivons actuellement, à en croire les Carnets sur Sol ? Il y a tout de même plusieurs raisons d'espérer:
  • les goûts changent, et chaque génération réclame ses nouveaux artistes
  • les musiques sérieuses (classique, contemporain, jazz, opéra) ont des publics moins nombreux mais plus fidèles et pourront sans doute résister aux cycles économiques comme aux mutations technologiques
  • enfin et surtout, le lieu privilégié de production, d'écoute et de partage de la musique, c'est tout de même le concert. Tant qu'il y aura des scènes, des artistes sur la scène et un public en face, la musique vivra.

Commentaires

1. Le samedi 13 février 2010, 14:26 par Éric

SFR est détenu à 44% par Vodafone et 56% par Vivendi, c'est-à-dire par l’une des « big four » Universal Music qui se porte bien. Donc, tout va bien, personne n’est lésé. C’est même pour ça que Vivendi avait racheté à l’époque Universal, pour amener du contenu pour leurs smartphones (et le Groupe Canal+, alors en pleine bataille de diffusion par satellite).

Si EMI est en train de boire le bouillon, c’est bien que les quatre grosses (y compris EMI) l’on décidé, faut pas être naïf. Ainsi va la logique industrielle d’aujourd’hui : concentrer les entreprises pour réduire les coûts et contenter les actionnaires. La finance vient de ruiner la moitié de la planète, déjà l’Islande, plus ou moins l’Espagne et Dubaï, bientôt la Grèce peut-être… mais faut encore qu’ils soient toujours aussi arrogants, menaçants et qu’ils viennent pleurnicher.

J’en reviens à une idée que j’avais déjà lancée sur ce journal le 13 mars dernier et qui rejoint votre dernière phrase.
Le modèle économique pourrait être similaire ou fortement inspiré du « monde libre » de l’informatique (logiciel open source et gratuit et service de consultants payant, pour faire court).
Donc une sorte de téléchargement gratuit mais organisation de concerts payants, pour faire brutal et court aussi.
La vertu de ce système serait un retour à la mise en valeur du « métier » d’artiste et non pas juste des artistes comme des produits marketing pour vendre des CD (et produits dérivés) qui coûtent un œil.

Évidemment, à l’heure actuelle où est davantage mis en valeur le profit à court terme, les majors ne sont pas prêts de mettre en avant ce modèle.

Mais les internautes pirates, rebelles et libres les feront plier. Vive le pair-à-pair !

Voili, voilou, bon week-end.

2. Le dimanche 14 février 2010, 19:24 par Azbinebrozer

"Le modèle économique pourrait être similaire ou fortement inspiré du « monde libre » de l’informatique (logiciel open source et gratuit et service de consultants payant, pour faire court)."

Eric tu confonds logiciel libre et gratuit. Le modèle du logiciel libre appliqué à la musique serait la mise en ligne de la partition sur laquelle tous pourraient venir œuvrer !
D'ailleurs Patrick... un peu de modernité horizontale, il serait temps de vous y mettre !! ;- ))