Une musique « difficile »

On ne croirait pas aujourd’hui de quelle réprobation fut frappée immédiatement cette admirable musique par la plupart des artistes. C’était bizarre, incohérent, diffus, hérissé de modulations dures, d’harmonies sauvages, dépourvu de mélodie, d’une expression outrée, trop bruyant, et d’une difficulté horrible.

Qui est l'auteur des lignes ci-dessus ? Hector Berlioz (extrait de A travers champs). Et de quelle musique parle-t-il ? Des symphonies de Beethoven.

L'adjectif « difficile » est devenu si courant dans des discussion au sujet de la musique d'aujourd'hui qu'il fait figure de poncif. Après un concert, si l'une des pièces a laissé une impression mitigée, si une personne exprime franchement le fait qu'elle a trouvé ça ennuyeux ou dissonant ou moche ou informe, et de façon quasi automatique on trouvera une autre personne pour déclarer en guise de défense que c'est une musique « difficile » certes mais passionnante.

Ce simple mot trahit toute une vision de ce que doit être la musique (sous-entendu la grande musique, la musique pure, la musique qui n'est pas « de film » ni « de danse » ni « populaire » ni « actuelle » ni quoi que ce soit d'autre). Déjà Berlioz, nous l'avons vu, déclarait au sujet des symphonies de Beethoven que c'était au public de faire des efforts pour en quelque sorte se mettre à niveau intellectuellement et esthétiquement afin d'en apprécier les beautés. Comme si une sorte de brevet de mélomane était nécessaire pour aller au concert et en retirer autre chose que des impressions confuses et subjectives. On retrouve cette conception chez Adorno (dans les articles où il défend la musique de Schönberg et agonit celle de Strawinsky) mais aussi chez Célestin Deliège parlant de Boulez et développant une notion de « pureté » de la musique, qui pourrait se mesurer en quelque sorte à la cohérence extrême de l'écriture musicale, au fait qu'un élément ajouté à cette musique apparaîtra immédiatement comme ajouté, justement. Un corolaire naturel de cette conception de difficulté pour l'auditeur et d'éducation nécessaire de l'oreille est le progressisme. Ainsi donc s'il fallait un brevet pour apprécier Beethoven, un niveau bac + 2 serait nécessaire pour apprécier les quatuors de Bartok et un master de mélomaniaquerie serait indispensable pour Luigi Nono ou Eliott Carter.

Les mots « stupide » et « prétentieux » ne sont pas assez stupide et prétentieux pour exprimer à quelle point cette notion de difficulté pour l'auditeur est stupide et prétentieuse. Est-ce que les films de Hitchcock ou Chabrol sont difficiles à regarder ? Est-ce que la cuisine d'un restaurant gastronomique étoilé est difficile à manger ? Un Sauvignon grand cru est-il plus difficile à boire qu'un vin de table ? Bien sûr dans tous les domaines que j'ai cité les connaissances ou l'expérience peuvent aider à mieux apprécier certaines subtilités, mais elles ne sont nullement indispensables. Produire un bon vin, écrire de la bonne musique, voilà qui est difficile: mais un enfant de cinq ans sait faire la différence entre un violoniste qui joue faux et un qui joue bien. Le même enfant, et c'est beaucoup plus subtil, entre un violoniste qui joue bien et un qui joue comme David Oïstrakh.

Cette conception de la musique « difficile » est tout d'abord contraire à la réalité des salles de concert: on trouve des mélomanes amateurs de musique d'aujourd'hui qui n'ont aucune éducation musicale. Par aucune éducation musicale, je veux dire aucune connaissance en solfège, par exemple ne connaissant pas la différence entre une quarte-et-sixte et un accord de septième diminuée, et n'ayant jamais pratiqué le chant ou un instrument de musique. Mais aucune connaissance formelle ne veut pas dire aucune oreille, bien au contraire ! Les personnes qui n'ont pas fréquenté les conservatoires sont souvent moins formatées, leur écoute à la fois plus attentive et plus ouverte car moins encombrée de préjugés et de classifications toutes faites. A l'inverse, un instrumentiste amateur ou professionnel qui aura passé dix ans à faire des gammes et jouer des « classiques » aura souvent une vision bien plus étroite de ce que peut être et doit être la musique, surtout la « grande » musique.

Si je m'insurge avec vigueur et même avec violence contre cette trompeuse notion de « difficulté » dans la musique contemporaine, c'est qu'elle sert souvent de cache-sexe à la médiocrité. Elle permet de parer à l'avance toute critique en renvoyant toute responsabilité sur les auditeurs (ou éventuellement les interprètes) dont la seule raison qu'ils auraient de ne pas aimer telle musique est qu'ils ne seraient pas « au niveau » en quelque sorte. Or, je l'ai dit et je le répète, pas besoin d'un diplôme de contrepoint pour reconnaître et apprécier pleinement la musique de Jean-Sébastien Bach. Sans même connaître le mot « contrepoint » on peut apprécier la beauté et la souplesse des lignes mélodiques et la rigueur avec laquelle elles se combinent. On peut passer dix ans comme Xhu-Xiao Mei à perfectionner une interprétation des Variations Goldberg mais dix secondes suffisent pour plonger avec ravissement dans la perfection plastique de ces variations en canon, en miroir, à l'endroit, à l'envers...

Autres notions corolaires de la prétendue « difficulté », celle de la « radicalité » ou de la « remise en cause » voire de la « déconstruction » de nos habitudes d'écoute. Il faudrait se livrer à une analyse stylistique des notices de concert pour recenser toutes ces formules prétentieuses qui reviennent sans cesse afin de nous expliquer que c'est une musique difficile, mais passionnante que nous allons entendre. Or la bonne musique parle d'elle-même, elle se passe d'explications, de prolégomènes, et de polémiques: que ça soit en douceur (comme le Requiem de Fauré) ou en force (comme le Sacre du Printemps, qui lui est contemporain) elle s'impose par elle-même et devient un élément du paysage.

Est-il vrai que le public recherche la facilité ? Oui, bien souvent, le public recherche avant tout le confort de ce qui est déjà connu ou bien conforme à ses attentes (y compris le public de l'ensemble inter-contemporain, d'ailleurs). Est-il vrai que créer de la musique nouvelle est difficile ? Oui, écrire et jouer de la musique innovante qui remet en question les attentes du public est difficile et parfois même héroïque. Lorsqu'on sait que les symphonies de Bruckner (qui sont pourtant basées sur le modèle beethovénien, mais ont un univers sonore tout à fait particulier) on mis près de 100 ans à être bien jouées par les orchestres et acceptées par le public, on peut se dire qu'un mauvais accueil lors de la première audition ne signifie par que l'oeuvre n'a pas de qualités. Mais l'argument n'est pas réversible: un mauvais accueil du public n'est en aucune façon un gage de qualité. Et chercher à tout justifier à l'avance en arguant que c'est une musique « difficile » (sous-entendu: difficile à écouter) c'est tout simplement se moquer du monde. Bien sûr le plus difficile, pour certains, est d'accepter de se remettre en cause et aussi d'arrêter de se comparer à Beethoven...

Commentaires

1. Le samedi 18 décembre 2010, 11:25 par roch

"Cette conception de la musique « difficile » est tout d'abord contraire à la réalité des salles de concert :
on trouve des mélomanes amateurs de musique d'aujourd'hui qui n'ont aucune éducation musicale."

j'en suis ! (pas simple amateur : complètement passionné !)

2. Le dimanche 19 décembre 2010, 23:34 par Raph

Sujet super intéressant !!

Je suis partiellement d'accord avec ton point de vue. Je pense qu'il y a pas mal de musiques qu'il est possible d'apprécier une fois que l'on a un certain "bagage" et que l'on a "roulé sa bosse" avec des musiques moins plus accessibles. Sans forcément avoir de connaissances formelles sur l'harmonie, le rythme etc...

Par exemple je pense que le metal est une musique "difficile" dans le sens où il faut dépasser le sentiment peu familier, voire désagréable que peut provoquer la guitare saturée et syncopée au début pour en apprécier les qualités. Sachant que ces qualités sont grandement liées aux possibilités qu'offrent justement cet instrument.

Je me souviens très bien avoir été septique aux premières écoutes de certains groupes, et les années et les centaines de disques écoutés aidant, avoir appris à apprécier et même adorer la musique qu'ils jouaient, et que je serais donc tenté de qualifier de "difficile"