Interdit au moins de 12 ans

Une petite anecdote tout à fait croustillante parce que véridique: en banlieue parisienne, une institution scolaire qui organise une sortie une fois par an pour emmener les enfants au concert. Le plus souvent avec les orchestres de Radio France (le Philharmonique ou le National) car ce sont eux qui proposent les tarifs les plus abordables pour les groupes scolaires. L'an dernier, l'organisatrice côté Radio France leur propose des concerts du Festival Présence. Après réflexion, les enseignants répondent "oui mais pour les enfants de plus de 12 ans uniquement".

entree_interdite.jpgAinsi donc la musique vivante serait comme la violence dans les jeux vidéo ou la pornographie: il est urgent d'en protéger nos enfants. C'est dangereux un compositeur vivant, c'est imprévisible, parfois même dissonant. Ça ne sent pas la naphtaline, parfois même ça sent le soufre. Pourquoi pas un violoniste qui improvise tant qu'on y est ?

Au risque de me répéter, il n'y a qu'en France qu'on trouve un telle hostilité à la musique vivante. Il ne s'agit pas de passivité ou d'indifférence, mais vraiment d'une détestation assez forte qui a tellement bien pénétré les esprits que des enseignants en arrivent à penser sans rire et tout naturellement que la musique de Britten, Strasnoy, Schoenberg, Stravinsky est dangereuse pour nos enfants.

Et au risque de me récolter un bon gros point Godwin bien mérité, la critique virulente et violente de la musique contemporaine a surtout été pratiquée par deux hommes politiques en Europe récemment: Hitler en Allemagne et Staline en URSS. Car le peuple, mon bon monsieur, n'a pas besoin d'une musique dégénérée. Il n'a pas besoin d'écouter des chansons subversives. Il n'a pas besoin d'entendre la violence de la société traduite par de grinçantes dissonances. Il n'a pas besoin d'opéras qui mettent en scène des viols et des meurtres comme Lulu d'Alban Berg ou Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch (note de bas de page: l'excellent Don Giovanni de Da Ponte et Mozart commence par un viol suivi d'un meurtre, mais passons). Le peuple a besoin d'une musique simple, positive, massive, d'une bonne musique de propagande qui lui fasse chaud au coeur et lui donne envie de donner sa vie pour la patrie et pour le führer.

On n'en est pas là, me direz-vous, mais en est-on si loin ? Une ado de 13 ans m'a raconté que d'après son père, c'était impossible d'aimer le classique et le jazz en même temps. Il faut choisir, mademoiselle. Je lui ai simplement répondu: écoute ce que tu veux et surtout fais-toi plaisir. En Europe surtout et en France particulièrement, nous aimons ranger la culture dans des rayons bien séparés, des containers soigneusement étanches: classique, pop, rap, contemporain, jazz, kletzmer, chanson française, techno... ceux qui franchissent les barrières sont dédaigneusement rangés dans le cross-over, autrement dit un style bâtard pour ne pas dire dégénéré.

Encore une anecdote ? Quand j'étais adolescent, lors d'un échange entre l'orchestre de mon conservatoire et un orchestre de jeunes américain, nous entendîmes Beethoven suivi d'une fantaisie symphonique sur les chansons des frères Sherman (écrites pour les films de Walt Disney). Ce qui avait suscité des commentaires acerbes de certains auditeurs atteints de classiquite aigüe. Et parfaitement injustifiée car pour autant que je m'en souvienne cette fantaisie symphonique était de très bonne facture. Quoi qu'il en soit, jamais un orchestre de jeunes français n'aurait osé ou simplement eu l'idée d'un telle programmation. De la musique écrite il y a moins de cent ans, signée d'un nom qui ne figure même pas dans les histoires de la musique ? Quelle drôle d'idée, vraiment !

Commentaires

1. Le vendredi 16 mars 2012, 11:42 par Joël

Lors d'un récent concert aux Bouffes du Nord (Pražák), un couple de personnes âgées non loin de moi a émis quelques signes d'hostilité dès les premières secondes d'un quatuor de Gilbert Amy, monsieur demandant à madame combien de temps cela allait durer... (Du contemporain entre un Prokofiev et un Schubert, quelle idée folle !)

2. Le samedi 17 mars 2012, 17:04 par Jean-Brieux

Un billet qui m'a donné envie de réécouter la 8e de Bruckner.

Merci pour cette envie saine.

3. Le dimanche 18 mars 2012, 16:14 par Papageno

Mais de rien, cher Jean-Brieux, il n'y a pas de mal à se faire du bien.

Il faut noter que l'univers sonore de Bruckner est assez particulier et très novateur en fait, si l'on en juge par l'hostilité qu'il a suscité et les caricatures grossières qu'on en a faites jusque dans les années 1960. Au fond il aura fallu presque cent ans pour que cette musique soit appréciée et reconnue pour ce qu'elle est.

Et aujourd'hui encore, des préjugés négatifs persistent jusque chez les musiciens d'Ut Cinquième (qui sont pourtant mélomanes autant que musiciens) dont certains avaient accepté avec moult réticences de jouer la 4e de Bruckner. Cette quatrième sous la direction de Xavier Saumon a demandé quelques efforts aux musiciens mais elle reste un des meilleurs concerts d'Ut Cinquième.

4. Le lundi 19 mars 2012, 23:07 par DavidLeMarrec

Bonsoir Patrick !

Tout dépend du contexte tout de même : par exemple si on prend Strasnoy lors du dernier festival, ses oeuvres scéniques posent sans doute des problématiques un peu lourdes pour des élèves de sixième (Cachafaz !). Sa musique de concert en revanche est effectivement sans aucun risque.

Mais qu'il y ait prudence des enseignants (même par manque d'information) ne me paraît pas si blâmable : une musique violente ou désagréable peut être réellement inconfortable. J'en parle en l'ayant vécu de l'intérieur dans mes jeunes-et-tendres années (alors que j'étais volontaire, hein), l'expérience peut être douloureuse, moralement et même physiquement.

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"Et au risque de me récolter un bon gros point Godwin bien mérité, la critique virulente et violente de la musique contemporaine a surtout été pratiquée par deux hommes politiques en Europe récemment:"

Je ne suis vraiment pas sûr que le rapprochement soit pertinent : la musique contemporaine est critiquée par à peu près tout le monde, en fait (même ceux qui l'écoutent et l'aiment !), et d'autant plus lorsque ceux qui en parlent ne l'ont fréquentée que de très loin. Tous les politiciens sont susceptibles de tenir ce type de discours.

La différence fondamentale est que dans le cadre d'un totalitarisme, le pouvoir a la haute main sur tous les aspects de la vie, et pouvait donc intervenir de façon énergique et hostile contre la musique déviante.

Au demeurant, Hitler comme Staline ont favorisé la musique contemporaine (même si c'était dans des esthétiques conservatrices, ils faisaient beaucoup jouer les compositeurs vivants !).

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Même chose pour la comparaison entre Don Giovanni et Mtsensk : la représentation textuelle et sonore n'est vraiment pas la même. De toute façon, dans le premier cas, le texte dit explicitement qu'il n'y a pas eu plus qu'une effraction dans la chambre - on peut ensuite supposer tout ce qu'on veut en parlant de conventions, mais on est très loin de la littéralité du Chosta (personnellement je trouve cette scène, remarquablement écrite au demeurant, insoutenable).

5. Le mardi 20 mars 2012, 22:04 par Papageno

Il y a quelque temps j'avais passé une pièce de Xenakis qui grattait un peu à mes filles: celle de 7 ans s'est bouché les oreilles et celle de 5 s'est mise à danser...

Je ne pense pas qu'elle me tiendront rigueur de leur avoir proposé cette expérience artistique quelque peu déroutante.

6. Le mercredi 21 mars 2012, 22:58 par DavidLeMarrec

Il y a une différence considérable entre écouter un disque à volume raisonnable chez soi, avec la possibilité de baisser ou de couper, d'en parler avec son tortionnaire... et le concert, où l'on est prisonnier du lieu (au milieu d'un rang), du silence imposé au public, du volume sonore de l'orchestre.

Que ces élèves le découvrent en cours de musique, je suis complètement partisan de le faire, c'est à ce moment-là qu'on peut leur montrer que les univers sonores sont multiples !

L'expérience physique du concert peut être plus pénible. Cela dit, si c'était cette saison, je ne crois vraiment pas que les pièces de Strasnoy auraient bouleversé qui que ce soit (en négatif comme en positif d'ailleurs).