La musique néotonale, et après ?
Par Patrick Loiseleur le mercredi 7 août 2013, 22:45 - Théorie musicale - Lien permanent
Il y a quelques mois, le compositeur Karol Beffa a donné une série de conférences au Collège de France. Il a invité notamment le mathématicien Cédric Villani pour une passionnante séance sur le sujet: D'où nous viennent nos idées: la créativité en mathématiques et en musique. (dont la vidéo est toujours disponible sur le site du Collège de France). Curieusement, cette conférence a beaucoup moins retenu l'attention qu'une autre pourtant infiniment moins intéressante, qui portait une charge féroce et sans grande subtilité contre la musique atonale en général. Je n'y avais pas réagi dans ce Journal, car je pensais, comme Claude Abromont d'ailleurs, que c'est un débat totalement dépassé. Il pouvait avoir du sens dans les années 30, à l'époque de Stawinsky, Hindemith et Schoenberg, des tractions avant et des chapeaux melons. Il n'en a plus aucun aujourd'hui.
Écoutons par exemple Le Voile d'Orphée de Pierre Henry: est-ce de la musique tonale ou atonale ? consonante ou dissonante ? Ni l'un ni l'autre à mon avis. La notion de consonance a une réelle base physiologique mais l'opposition binaire consonant/dissonant n'a de sens qu'avec des sons harmoniques (des notes de piano ou de violon, ou la voix chantée par exemple). Et que dire de Stimmung de Stockhausen, qui dure deux heures mais utilise un seul accord parfaitement statique (et parfaitement consonnant, ce sont les harmoniques naturels d'un si bémol) ? Cette pièce parfaitement inclassable travaille avec des sons, et non avec des notes.
Avec la naissance de la musique électro-acoustique, certains musiciens ont commencé à explorer le continuum sonore, l'infinie subtilité de tous les intermédiaires entre les sons les plus purs (plus purs qu'une note de flûte) et les plus rudes (jusqu'au cluster ou au bruit blanc). Dans cet immense espace qui reste largement inexploré, les sons qu'on peut produire avec un clavier de piano et ses 12 demi-tons tempérés ne forment qu'un minuscule sous-ensemble, certes très riche en lui-même mais limité par nature. Même les pièces écrites pour la voix ou les instruments acoustiques ont changé car c'est la façon d'écouter qui a changé.
Par ailleurs, je trouvais que répondre aux arguments de ce pianiste-compositeur point par point, comme l'a fait Philippe Manoury sur son blog, ou se fendre d'une lettre au directeur du Collège de France, comme l'a fait Pascal Dusapin, c'est vraiment lui faire beaucoup d'honneur. C'est accepter d'entrer dans le débat selon les termes limités qu'il a lui-même fixés, et accepter pour acquise la division dont il reconnaît lui-même le caractère "binaire". Faut-il déterrer la hache de guerre, vraiment, comme le pense Jacques Drillon ? L'anus des des mouches drosophiles ne risque-t-il pas d'être l'unique victime d'une telle "guerre" ?
Néanmoins, il y a tout de même une raison de vouloir se positionner par rapport ce (faux) débat. Qu'un compositeur défende sa propre musique bec et ongles, c'est on ne peut plus légitime; qu'il dise haut et fort "j'écris comme cela, c'est moi choix et j'en suis fier", c'est parfaitement naturel; mais qu'il prétende faire la loi, dicter aux autres ce qu'ils doivent faire, séparer la "bonne" manière d'écrire de la musique de la "mauvaise", c'est une autre affaire. Aussi, voilà ce que je dirais à ce musicien, si par aventure j'avais le plaisir de faire sa connaissance :
Je suis frappé, abasourdi même, par le contraste très grand, entre votre musique qui est tellement sage, et vos propos qui sont tellement violents sur la musique de certains de vos contemporains. Pourquoi un tel acharnement, une telle focalisation négative ?
La violence, mon cher ami, c'est dans musique qu'il faut la mettre. C'est dans la partition, et non dans de stériles polémiques. Les cris d'angoisse ou de rage, aussi bien que les murmures de l'espoir ou douces paroles de la consolation, ont leur place sur scène et non dans les salons où l’on cause.
Si vous sentez de la colère en vous et ne trouvez pas le moyen de l'exprimer dans votre musique, alors vous avez un sérieux problème. Quel est l'intérêt d'une musique qui n'exprime rien de sincère ni de personnel, rien d'essentiel ? S'il s'agit simplement de notes assemblées selon les règles de l'art, sans l'urgente nécessité d'exprimer quelque chose, alors ce n'est que du remplissage. Un aimable divertissement tout juste bon à servir de fond sonore dans un supermarché ou un téléfilm.
Si nous apprécions aujourd'hui encore la musique de Joseph Haydn, c'est parce qu'elle nous surprend. Parce qu'elle sort du cadre, qu'elle déjoue nos attentes avec ses modulations brusques, ses silences, ses cadences rompues, ses surprises. Celle de Beethoven aussi sort du cadre, on y sent une telle énergie, une telle colère que la forme sonate est rudement mise à l'épreuve, jusqu'à éclater dans le 14e quatuor par exemple. On sent une colère comparable dans les sonates pour piano du jeune Boulez, une rage impossible à calmer. Mais c'est une colère créative et féconde, qui a ouvert des portes. C'est une claque dans la figure. On a le droit bien sûr de ne pas aimer prendre les claques, mais cette musique exprime vraiment quelque chose.
Lorsque vous affirmez péremptoirement que la musique traditionnaliste (néotonale si vous voulez) est celle qui "plaît au public", j'ai envie de vous demander: "quel public ?". Chaque style de musique a son public. Je doute que les amateurs de hard-rock ou les abonnés de l'inter-contemporain soient très intéressés par la vôtre. Et si l'adhésion d'un large public est le seul critère pour juger la qualité d'une musique, alors Michaël Jackson et Adèle sont les meilleurs musiciens de tous les temps. Et soit dit en passant, même les amateurs de "classique" ont tendance à bouder la musique néotonale, affirmant à tort ou à raison qu'ils préfèrent l'original à la copie.
Prenons un dernier exemple. Si Kubrick avait choisi une pièce néotonale comme celle-ci (au hasard) pour accompagner l'arrivée du monolithe noir dans 2001 Odyssée de l'Espace, le public aurait-il vécu des émotions aussi fortes ? J'en doute. Le Lux Aeternae du Requiem de Ligeti paraît un excellent choix pour cette scène, choix effectué par un fin mélomane qui connaissait ses classiques.
Il faut bien vous rendre à l'évidence: dans la musique qui échappe au cadre étroit et scolaire qui enserre la vôtre, il existe des œuvres fortes qui expriment des émotions puissantes et d'une incroyable diversité. Et il existe un ou plutôt des publics qui ont adopté ces œuvres, appris à aimer ces nouvelles esthétiques. Pour ne donner qu’un seul exemple, la violoniste Hilary Hahn a été très bien accueillie par le public comme la critique partout où elle a joué le concerto de Schoenberg. Les gens qui l’ont applaudi sont-ils tous des imbéciles n’ayant aucune oreille ? J’en doute.
Dans la musique que les nazis ont combattu comme "dégénérée" et les communistes comme "petite-bourgeoise" et "formaliste" se trouvent les vrais trésors du répertoire du XXe siècle. De Schoenberg et Bartok à Carter et Lachenmann, des centaines de musiciens audacieux ont repoussé les limites et ouvert tout un monde nouveau à nos oreilles. Les frontières qu'ils ont franchi à l'époque n'existent plus. Grâce à ces courageux pionniers, les compositeurs ont aujourd'hui une palette expressive plus vaste que jamais.
S'il vous plaît de sous-utiliser ce potentiel formidable, de vous restreindre aux méthodes les plus traditionnelles de fabrication du "bruit organisé", libre à vous ! L'histoire de la musique est remplie de passéistes comme Brahms ou Rachmaninov, preuve que sur le long terme la qualité seule de l'écriture compte. Mais de grâce, pourquoi vouloir restreindre la liberté des autres compositeurs ? Vous êtes naturellement persuadé que vos choix personnels sont les bons. Ils conviennent à votre caractère et à votre tempérament, mais pourquoi vouloir les imposer aux autres ? Pourquoi dépenser tant d'énergie dans la critique de ce que vous n'aimez pas et connaissez assez peu ? Ne vaut-il pas mieux la dépenser dans l'activité créatrice ?
Au risque de me répéter: c'est sur scène qu'il faut péter la baraque, et non durant l’entracte. C'est dans la musique qu'il faut mettre la frustration, la douleur, la tristesse, la rage, la joie féroce d'exister. Étonnez-moi ! Écrivez une pièce où l'on trouve la même violence que dans votre conférence. Si vous y parvenez, vous aurez gagné tout mon respect.
Commentaires
J'avais trouvé les conférences au Collège de France de Pascal Dusapin plus intéressantes que celles de Karol Beffa et j'ai été un peu déçu par sa vive réaction à cette grotesque intervention qui ne méritait que l'indifférence. Il est vrai qu'il pouvait se sentir heurté personnellement. Votre note met bien les choses au point et votre "lettre" est parfaite !