Requiem pour la Salle Pleyel

Inaugurée en 1928, la Salle Pleyel était la troisième à porter ce nom (la toute première Salle Pleyel ouvrit en 1830). Comme son nom l'indique, c'est l'oeuvre d'un facteur de piano français qui fut un des meilleurs du monde et qui est aujourd'hui moribond, hélas.

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La salle Pleyel telle que nous ne la verrons plus jamais

 

Propriété depuis 2009 de l'État via la Cité de la Musique, cette salle mythique où pas une note de musique n'a résonné depuis 2 ans, rouvre dans des conditions grand-guignolesques. Elle est louée à un opérateur privé sous la condition expresse que:

La programmation ainsi définie exclut tout concert ou spectacle de musique classique quel qu'en soit la forme (concert symphonique, récital, musique de chambre, opéra, etc.) y compris dans le cadre de manifestations à vocation commerciale ou de manifestations à vocation non commerciale (mécénat, soirée de bienfaisance, etc.)

Exclure la musique classique à Pleyel, quelle idée baroque !! Pourquoi pas interdire aux boulangers de vendre du pain, aux taxis de prendre des voyageurs, et aux souffleurs de verre de souffler dans du verre ?

Oublions le débat sur la question du style. Qu'est-ce qui est classique et qu'est-ce qui ne l'est pas ? La musique symphonique de John Williams est-il classique ? Et celle de Pierre Boulez ? Et des chansons de Barbara dans un arrangement pour orchestre symphonique ? Est les chansons de Gainsbourg basées sur des thèmes de Chopin ou Schumann ? Et les polyphonies vocales du XIVe siècle, quatre cent ans avant la période "classique" ? Et le cross-over sous toutes ses formes ? La frontière entre le classique et le reste n'est tellement floue qu'elle n'existe pas. Mais la vraie question n'est pas là.

Oublions donc le style musical pour parler de la production concrète de la matière sonore. La distinction pertinente est la séparation entre musique acoustique et musique amplifiée. La salle Pleyel a été conçue et construite pour la musique acoustique, c'est à dire pour offrir une douce résonnance mettant en valeur des sources sonores peu puissantes (la voix, les instruments de l'orchestre). Elle est faite pour qu'on puisse distinguer une phrase de flûte dans une texture orchestrale à quatre, cinq ou dix plans sonores. Peu importe que la musique soit signée Amadeus Mozart, John Cage ou Benjamin Biolay: ce qui compte c'est la méthode de production du son, en l'occurrence sans amplification électrique.

La musique amplifié fonctionne très différemment: il faut au contraire des surfaces mates qui absorbent le son au lieu de le renvoyer, et il faut placer judicieusement un certain nombre de haut-parleurs. Les niveaux en décibels sont souvent si élevés qu'il est judicieux de mettre des bouchons dans les oreilles. Le public peut chanter, crier, danser, et donc se passer de confortables fauteuils.

Il existe beaucoup de lieux dans le grand Paris qui sont adaptés à la musique amplifié: le stade de Bercy (aujourd’hui Accor Arena), la salle de 5000 places qui va ouvrir très prochainement à Boulogne dans l'ancienne Île Séguin, et beaucoup de salles plus petites comme l'Olympia, le Bataclan, etc.

Il existe très peu de lieux adaptés à la musique acoustique non amplifiée (laissons l'étiquette "musique classique" qui est réductrice et trompeuse, nous venons de le rappeler). Il y a actuellement la Philharmonie (2000 places), le nouvel Auditorium de la maison de la radio (1500 places), la Salle Pleyel (1800 places) et d'autres salles plus petites comme le théâtre des Champs-Elysées et l'opéra de Massy. Et il existe beaucoup d'orchestres dans le grand Paris: les deux orchestres de la Radio, l'orchestre de Paris, l'orchestre de chambre de Paris, l'orchestre national d'île de France, les orchestres Pasdeloup et Colonne, les orchestres des Conservatoires National et Régional, les ensembles amateurs comme le COGE. Et je n'ai même pas compté les centaines d'orchestres professionnels du Monde entier qui apprécieraient d'avoir des salles à leur niveau pour se produire à Paris.

Devant cette rareté, la logique aurait voulu que la Salle Pleyel soit rebaptisée "Philharmonie 3" et intégrée à la programmation de la Philharmonie de Paris. Dans le domaine de la culture, l'expérience prouve que la demande est élastique, et qu'elle peut augmenter lorsque l'offre augmente. En d'autres termes: construisez une salle de 1500 places dans n'importe quelle ville de taille moyenne, proposez une programmation de qualité, et vous la remplirez. L'offre crée la demande là où elle n'existait pas auparavant. C'est cette logique qu'a suivie l'opéra de Paris qui tourne très bien avec deux salles (le palais Garnier et l'opéra Bastille).

Mais les imbéciles qui dirigent la Cité de la Musique ont une autre logique, celle de la rareté, celle des vases communiquants. Dans leur esprit tordu, il était nécessaire de vider Pleyel pour remplir la toute nouvelle salle Philharmonique, le joujou tout beau tout nouveau qui a coûté 5 fois le prix de la Salle Pleyel. Il était nécessaire également de punir les bourgeois des beaux quartiers de l'Ouest Parisien en les obligeant à se déplacer jusqu'à la porte de Pantin. De façon plus prosaïque, il était nécessaire peut-être de louer la salle Pleyel un bon prix afin de financer la ruineuse Philharmonie.

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salle Pleyel, entrée des artistes

Et voilà le résultat désastreux de ces décisions idiotes. La salle Pleyel, restée fermée 2 ans, a subi de nouveaux travaux pour défaire la rénovation toute récente de 2004-2006 et doter la salle d'une acoustique plus sèche. Soit dit en passant, les concerts de rock / jazz / variété / pop / appelez ça comme vous voulez dans la nouvelle salle Pleyel sont beaucoup plus chers que les concerts classiques d'antan. À partir de 84€ pour King Crimson en décembre par exemple. Comment peut-on continuer à appeler la musique classique "élitiste" devant ces chiffres ?

Voilà comment l'une des plus belles salles symphoniques de Paris, qui a hébergé des concerts de légende avec des artistes prestigieux (du classiques avec Barenboïm et l'orchestre de Paris, mais aussi du jazz avec Miles Davis et Keith Jarret, de la chanson avec le tout dernier concert de Charles Trenet), est aujourd'hui décédée. Morte et enterrée, réduite à héberger des concerts de rock, ce que n'importe quel hall de gare désaffecté pourrait le faire aussi bien. Assassinée par les technocrates qui ont depuis longtemps pris le pouvoir sur les musiciens et les amoureux de la musique. C'est un gâchis d'argent public (pourquoi dépenser 11 millions d'euros pour reconvertir un bâtiment remis à neuf en 2006 ?) mais aussi de quelque chose qui est bien plus que l'argent, qui tient à l'âme d'une ville, à une histoire commune, à notre identité, à ce qui fait que nous sommes une civilisation.

Partout dans le monde, les gens cultivés qui avait voyagé à Paris et connaissent la salle Pleyel sont comme moi stupéfaits: la musique symphonique interdite à la Salle Pleyel ! Good Lord ! Les Parisiens ont perdu la tête. Vont-ils également revendre la Tour Eiffel en pièces détachées ? 

Commentaires

1. Le lundi 26 septembre 2016, 14:47 par AlmaSoror

Un très beau requiem, bien pensé, bien écrit, qui résonne à merveille dans la grande salle du regret. J'ose croire à une résurrection, un jour.

2. Le mercredi 28 septembre 2016, 21:27 par carla maria tarditi

Il faut espérer: il y aura un référé le 30 septembre au tribunal de commerce de Paris.
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