La mer, la mer, la mer....
Par Patrick Loiseleur le vendredi 19 juillet 2019, 11:32 - Concerts - Lien permanent
Chères lectrices, il s’est passé tant de belles choses depuis mon dernier billet que je ne sais par où commencer. La mer sera peut-être le fil conducteur reliant tous ces événements entre eux. Jugez-en plutôt:
D’abord il y eut ce beau programme de mélodies, poèmes et musique instrumentale composé autour de La Mer par le baryton L’Oiseleur des Longchamps avec la complicité d’Olivier Dauriat et de son épouse Anne Rancurel.
Ensuite, l’oratorio Lab.Oratorium de Philippe Manoury à la Philharmonie de Paris, inspiré par une tragédie contemporaine : ces milliers de migrants qui traversent la méditerranée au péril de leur vie. Une œuvre puissante et engagée, aux accents épiques, une sombre et féroce traversée de cette Mare Nostrum, notre bien commun, sur laquelle naviguent des paquebots pour touristes fortunés qui mangent du homard à la tonkinoise pour tromper leur ennui tandis que d’autres meurent de faim, de soif ou de noyade sur des rafiots surchargés. Cet oratorio se termine cependant sur des paroles consolatrices : « Heureux ceux qui n’ont jamais connu leur patrie. Car ils peuvent la voir en rêve ».
Il y eut aussi la souscription de mon futur album « Aporie »sous le label Triton qui fut un réel succès permettant d’augurer beaucoup de belles choses pour la sortie en septembre prochain.
Et puis nous voilà en Bretagne, à Belle-Île-en-Mer, pour une académie de musique « Plage musicale à Bangor ». Il existe beaucoup de stages, académies, festivals : celle-ci a la particularité de faire bon accueil à la musique vivante : cette année elle met à l’honneur le compositeur franco-tchèque Krystof Maratka.
Comment pourrais-je vous raconter ? D’abord il y a le long trajet pour traverser la Bretagne, aller au bout de la presqu’île de Quiberon, où l’on sent déjà que la mer dispute chaque bout de terrain à la terre. Puis il faut prendre un bateau pour arriver au port du Palais, que surplombent d’imposantes fortifications conçues par Vauban. L’île est un vaste plateau de cinq kilomètres sur douze, coupé de vallées étroites et encaissées qui ont servi à construire des ports. Les oiseaux marins et terrestres y cohabitent en harmonie, tout comme la nature sauvage avec les champs et les rares maisons (cinq mille habitants en hiver, le double en été). A rebours des clichés habituels sur l’été breton (qui ressembleraient à l’hiver avec autant de pluie et 4 degrés de plus), nous avons vu Belle Île sous un soleil resplendissant, avec des vents modérés. Les jardins éclatent de toutes les floraisons simultanées (j’ai l’impression que certaines fleurs éclosent ici plus tardivement que sur le continent), avec les hortensias et les roses trémières appuyés aux murets de granit. Il vaut voir le port de Sauzon, à l’ouest de l’Île, avec ses maisons aux couleurs vives qui évoquent la Toscane ou les bords du Lac Majeur.
Tous les jours des concerts sont programmés : dans le concert d’ouverture, ce qui m’a plu surtout c’étaient deux pièces de Maratka. D’abord les Csardas (arrangements d’airs populaires) pour et puis Bachorky, une pièce utilisant des instruments traditionnels tchèques. Parmi ceux-ci, une sorte de flûte longue comme un doigt, mais aussi une flûte nasale (où l’on contrôle la hauteur de son uniquement avec la cavité buccale). Ainsi qu’une trompe de 2 mètres de long sonnant un peu comme un cor des alpes à la justesse très approximative. Ou encore des flûtes aux son très doux taillés dans un tibia ou une corne de vache. Ainsi qu’une sorte de duduk (ancêtre primitif du hautbois) miniature aux sonorités fortement nasales. Et ma préférée, une flûte à bec sans aucun trou, qui ne produit donc que des harmoniques naturels, que l’on contrôle avec le souffle ainsi qu’en bouchant plus ou moins le pavillon. Le compositeur qui joue successivement tous ces instruments ainsi qu’un peu de piano, est accompagné par un alto et une clarinette, et j’admire la façon dont il utilise les couleurs harmoniques atonales et les modes de jeux « exotiques » (qui ne sont pas si exotiques que ça car on les utilise depuis plus de 100 ans dans la musique dite « contemporaine ») comme le sul ponticello ou les multiphoniques pour accompagner ces instruments rustiques qui sonneraient beaucoup moins bien avec une harmonisation strictement tonale. Ces « fables pastorales » ont été sélectionnées pour un prix lycéen des compositeurs en 2018.
Hier soir c’étaient Les 4 saisons de Vivaldi, mises en regard avec celles d’Astor Piazzola. En réécoutant les célèbres concertos du « prêtre roux », je me suis demandé s’il y avait un compositeur vivant (ou une compositrice) capable d’écrire une musique ayant pareille fraîcheur, pareil enthousiasme, exprimant les mêmes joies simples même dans la virtuosité. Beaucoup de musiciens forts talentueux écrivent de nos jours des œuvres sophistiquées, raffinées, personnelles et expressives. Mais aussi bien chez les avant-gardistes que chez les conservateurs (et sans vouloir rentrer une fois de plus dans ce type de débat), ils sont nombreux à travailler les couleurs sombres de l’âme, à exprimer la nostalgie, l’angoisse ou l’horreur. Est-ce notre musique qui vieillit avec notre civilisation ? Sans en être pleinement conscients, tous ces artistes véhiculent-ils la dépression tardive d’une civilisation européenne à bout de souffle ? Ou plus simplement la fatigue d’une musique savante trop savante et coupée de l’inspiration populaire dont elle a toujours su se nourrir de Josquin des Prés à Bartók ? Ces questions vous passionnent certainement autant que moi, chères lectrices, et vous comprendrez que je me garde d’y apporter de réponses trop hâtives ou définitives dans ce billet. Je laisse simplement la question posée pour nos méditations futures : peut-on, doit-on, sait-on exprimer la joie dans la musique contemporaine ?
Je note aussi que Vivaldi ne saurait se réduire à cette gaité primesautière. Le mystérieux et audacieux mouvement lent du concerto L’Automne, avec ses enchaînement de septièmes et autres dissonances soigneusement préparées et résolues montre une maîtrise de l’harmonie bien plus complète que ce qu’une écoute superficielle de l’Allegro initial pourrait laisser croire. Et l’on pourrait fort bien oublier le côté « descriptif » un peu superficiel de ces 4 concertos (chants d’oiseaux, orages, aboiements des chiens, cors de chasse, etc) pour goûter une écriture inventive et virtuose où geste instrumental et geste musical se correspondent parfaitement.
La mise en regard des 4 saisons de Vivaldi avec celles de Piazzola est une riche idée : si l’esthétique et le langage harmonique de Piazzola sont plus proches de nous, on y retrouve l’énergie rythmique, la virtuosité, et le bonheur simple de jouer du violon, « jouer » dans le sens ludique aussi.
Dans le cadre enchanteur du fort de Bugull, impressionnant bloc de granit à peine percé de quelques fenêtres, à l’ombre de grands pins maritimes, avec un fond sonore composé de vent dans les branches, de roucoulements de pigeons auxquelles répondaient parfois des mouettes plus rauques, c’était une soirée tout à fait réjouissante et revigorante. Je n’aurai sans doute pas le temps de relater tous les concerts, étant moi-même pris dans un tourbillon de répétitions en vue de préparer plusieurs concerts qui arrivent très vite ; mais je sais que vous ne m’en tiendrez pas rigueur, chères lectrices. Se plonger dans la musique du matin au soir, n’est-ce pas la définition même du bonheur ?