Disque: Lachrymae, par Kim Kashkashian

Comme l'écrivait Richard Millet, fin mélomane, dans son roman La Voix d'Alto, l'alto est par excellence l'instrument du deuil, celui qui fait parler les morts, et qui arrache des larmes aux vivants. Kim Kashkashian, une des stars mondiales de l'alto, la seule à ma connaissance qui ait enregistré l'intégrale de l'oeuvre pour alto (sonates pour alto seul, sonates pour alto et piano) d'Hindemith nous propose ici trois pièces du XXième siècle ayant en commun le thème du deuil.

Lachrymae, Kim Kashkashian

  • Trauermusik de Paul Hindemith est une oeuvre de circonstance, pour alto et orchestre à cordes, écrite à Londres en janvier 1936 immédiatement après la mort du roi Georges V. Exécutée par le compositeur à l'alto lors d'un concert d'hommage retransmis par la BBC, elle est peut-être l'une des pièces d'orchestre les plus connues d'Hindemith, avec le concerto Der Schwanendreher et la suite d'orchestre Matis der Mahler. Elle se termine par une citation d'un choral luthérien Von deiner Thron tret ich hiermit (je me tiens devant Ton Trône), dans la plus pure tradition allemande dont Hindemith s'est toujours voulu l'héritier, même après avoir été chassé par les nazis en 1933.
  • Lachrymae de Benjamin Britten est l'orchestration d'une oeuvre de 1950 pour alto et piano. Il s'agit d'une série de variations sur un thème de John Dowland, compositeur irlandais du XIVè siècle (autre manière d'honorer la tradition !). Une oeuvre surtout faite de silences et de soupirs désolés (certaines variations toutefois sont plus animées, sans déparer l'ambiance sombre de l'ensemble).
  • enfin, le Concerto pour alto et orchestre de chambre (1983) de Krysztof Penderecki se déroule lui aussi dans une ambiance funèbre et parfois violente, comme la majeure partie de l'oeuvre du compositeur polonais, surtout connu pour sa musique religieuse (Requiem polonais, Passion selon St Luc, Miserere, etc). Comme les autres pièces proposées dans cet album, il est moderne mais pas révolutionnaire, privilégiant la simplicité et l'expressivité.

J'aime beaucoup l'alto de Kim Kashkashian pour son caractère âpre et rocailleux, qui dans le grave tend vers le timbre du violoncelle, à l'opposé de Yuri Bashmet par exemple qui préfère des sonorités plus transparentes. Quant à l'orchestre de chambre de Stuttgart, dirigé par Dennis Russel Davies, il remplit fidèlement sa mission qui consiste à soutenir, à entourer discrètement la soliste, et non à s'opposer à elle. On est très loin en effet de l'esthétique du concerto romantique pour piano (ou violon) et grand orchestre ! Il s'agit ici de dire des choses intimes et secrètes. Et lorsque le concerto de Penderecki prend fin, sur une note suspendue pianissimo dans l'aigu de l'alto, l'auditeur est renvoyé à son propre silence.

Si vous résistez à l'envie de vous tirer une balle après avoir écouté ce bel album aux couleurs très sombres, il vous donnera certainement envie de mieux connaître ces trois maîtres (Hindemith, Britten, Penderecki). C'est une sorte de porte d'entrée pour la musique du XXè siècle dans ce qu'elle offre de meilleur.