Jean Giono: les vraies richesses

C'est en 1937 Jean Giono publie un essai d'une centaine de pages intitulé Les vraies richesses qu'il est urgent de relire aujourd'hui (on le trouve chez Grasset dans la collection "Les Cahiers Rouges", mais aussi en livre de poche). Voici un extrait de la préface:

La joie que j'ai dans mon cœur (comme celle que Bobi a dans son cœur) je la touche et je la perds dans le même instant parce que je ne peux pas la partager avec tous. Qu'on m'accuse alors d'avoir trouvé une joie plus terrible que délicieuse, j'en suis fier. Mes délices demeureront quand ils seront communs. Mais quand la misère m'assiège ... Et elle est partout dans le monde, mêlée à une sorte de folie. Les hommes ont créé une planète nouvelle: la planète de la misère et du malheur des corps. Ils ont déserté la terre. Ils ne veulent plus ni fruits, ni blé, ni liberté, ni joie. Ils ne veulent plus que ce qu'ils inventent et fabriquent eux-mêmes. Ils ont des morceaux de papier qu'ils appellent argent. Pour avoir un plus grand nombre de ces morceaux de papier ils décident subitement de faire abattre et d'enterrer cent soixante mille vaches parmi les plus fortes laitières. Ils décident d'arracher la vigne car, si on ne l'arrachait pas, le vin serait trop bon marché, c'est-à-dire ne pourrait plus produire des morceaux de papier en assez grand nombre. A choisir entre les morceaux de papier et le vin, ils choisissent les morceaux de papier. Ils brûlent le café, ils brûlent le lin, ils brûlent le chanvre, ils brûlent le coton. Devant l'énorme bûcher de coton, des chômeurs de l'Illinois viennent: «Laissez-nous emplir des matelas, disent-ils, nous couchons sur la terre, nous ne mangeons presque pas. Nous pourrons au moins dormir. » On leur dit: «Non, le coton est en trop. » Ils répondent: « Pas en trop puisque ce coton nous manque. Il nous donnerait des joies, je vous assure,. enfin, des joies c'est beaucoup dire, mais il adoucirait notre misère, il nous permettrait de dormir au souple quand nous n'avons pas assez mangé. » On leur répond: «Non, non, vous n'y entendez rien. Il ne s'agit pas de vous. Ce coton est en trop car, s'il continuait à exister, le prix du coton baisserait et nous, les producteurs de coton, nous aurions un peu moins de petits morceaux de papier. Tout est là, toute la question est là et nous ne serons tranquilles que lorsque ce coton sera devenu de la fumée. Ecartez-vous. » Quand les récoltes sont abondantes, on se lamente: nous avons trop de pêches, nous avons trop de poires, nous avons trop de vin, nous avons trop de blé, trop de pommes de terre, trop de betteraves, trop de choux, trop d'artichauts, d'épinards, de fèves, de lentilles, de haricots. La terre qui continue ses anciennes gloires épaissit-elle la semence des animaux: nous avons trop de vaches, trop de bœufs, trop de porcs, trop de moutons, trop de chevaux, trop de chèvres. Le cortège des bêtes splendides marche à travers les vergers couverts de fleurs,. les champs de graminées caressent doucement le ventre des bœufs. L'homme tremble. L'immense terreur collective ébranle la société,. nos morceaux de papier, nos morceaux de papier! Gouvernements, ministres, députés, rois, empereurs, lois, lois, lois humaines au secours! Nous avons trop de tout, vite, vite, mettons le feu aux champs, éreintons le verger à coups de hache, tuons les vaches, les porcs, les moutons pendant la nuit à coups de couteau dans le ventre, à coups de serpe sur la tête, fauchant à la faux les pattes grêles des troupeaux, et, si ça ne va pas assez vite, canons, canons, canons !

Que la rareté revienne! Que la terre soit un désert, pour que je puisse vendre très cher ce petit mouton solitaire, cette petite pêche, à peine deux bouchées. Vous avez faim? Tant mieux, vous me donnerez un peu plus de morceaux de papier! Si je pouvais arrêter les fleuves! Si je pouvais faire aussi que l'eau soit chère! Je vous vendrais de l'eau. Que d'argent perdu dans ce fleuve où tout le monde peut puiser librement.


Les deux tiers des enfants du monde sont sous-alimentés. Trente pour cent des femmes qui accouchent dans les maternités ont les seins secs au bout de huit jours. Soixante pour cent des enfants qui naissent ont souffert de misère dans le ventre de leur mère. Quarante pour cent des hommes de la terre n'ont jamais mangé un fruit sur l'arbre. Sur cent hommes, trente-deux meurent de faim tous les ans, quarante ne mangent jamais à leur faim. Sur toute l'étendue de la terre, toutes les bêtes libres mangent à leur faim. Dans la société de l'argent, vingt-huit pour cent des hommes mangent à leur faim. Soixante-dix pour cent des travailleurs n'ont jamais eu de repos, n'ont jamais eu le temps de regarder un arbre en fleur, ne connaissent pas le printemps dans les collines. Ils produisent des objets manufacturés. Quarante pour cent des objets qu'ils fabriquent ainsi sans arrêt sont sans signification dans la vie humaine. Cinquante-trois pour cent des objets fabriqués qui peuvent aider la vie restent dans les entrepôts, ne sont pas achetés, sont détruits, redeviennent de la matière qu'on redonne à l'ouvrier, qui refait l'objet, qu'on redétruit. L'ouvrier est le seul qui habite totalement dans la planète de la misère et du malheur des corps.

 Sur cent ouvriers entrant aux hôpitaux les médecins qui les examinent ne peuvent plus reconnaître le corps d'un homme à quarante-trois d'entre eux. Les poumons sont devenus quelque chose qui jusqu'à présent n'avait plus de nom, une sorte de monstre anatomique. Mais il y a tant de ces monstres qu'on a été obligé d'inventer un nom: c'est le poumon-usine. Sur ces quarante-trois - je ne sais pas comment dire,. disons: hommes, quand même - sur ces quarante-trois hommes, il n'y a plus rien de vrai: ni cœur, ni sang, ni vue, ni odorat, ni goût. Ce sont les nouveaux habitants de la nouvelle planète de la misère et du malheur des corps. Les bêtes sauvages sont admirables. Un renard saute deux mètres en hauteur, tant qu'il veut. Le cœur d'un oiseau est une merveille. Le poumon des canards sauvages est une joie et une richesse formidables pour le canard. La société construite sur l'argent détruit les récoltes, détruit les bêtes, détruit les hommes, détruit la joie, détruit le monde véritable, détruit la paix, détruit les vraies richesses.

Vous avez droit aux récoltes, droit à la joie, droit au monde véritable, droit aux vraies richesses ici-bas, tout de suite, maintenant, pour cette vie. Vous ne devez plus obéir à la folie de l'argent.


Commentaires

1. Le mardi 31 mars 2009, 11:50 par Daniel

Merci pour ce beau texte de Giono, auteur qu'il me faut découvrir un jour ou l'autre, d'autant que je viens d'en lire du bien dans "Lire aux cabinets" d'Henry Miller…