Grand frère est te regardant !

Le génial auteur de La Ferme des Animaux et de 1984 a certainement dû se retourner dans sa tombe en apprenant l'histoire. De quoi s'agit-il ? Le libraire en ligne Amazon vend aux États-Unis un livre électronique sous le doux nom de Kindle. Un petit bijou de technologie qui se connecte tout seul à Internet et permet de lire des livres, mais aussi des journaux, des magasines, des blogs ou même de consulter Wikipedia.

Où est le hic ? Le Kindle utilise un format propriétaire bourré de DRM. Pour lire un livre sur le Kindle, si ce n'est pas un ouvrage libre de droits, il faut payer bien sûr, mais le problème n'est pas là. Qu'est-ce qu'on achète exactement ? Lorsqu'on achète un livre papier, on peut:

  • le prêter à un ami,
  • le vendre,
  • le donner,
  • s'en servir pour caler le tabouret du piano,
  • allumer le feu avec,
  • mâcher, déchirer, arracher, maculer les feuilles (activité chère aux lecteurs de 18 à 24 mois),
  • écrire dans la marge,
  • donner à sa déco un petit air intello ("tu comprends je stocke les romans de gare dans l'entrée car j'ai la philo et l'histoire de l'art qui prennent toute la place au salon")
  • suppléer aux pannes de papier toilettes (particulièrement recommandé pour les romans de Houellebecq ou Angot)
On peut même le lire, si on a du temps à perdre. Si on en prend soin, la durée de vie d'un livre est de 100 ans au moins, mais tous les imprimeurs vous diront qu'avec la qualité de papier utilisée actuellement par les grands éditeurs, c'est plutôt 50 voire 30.

Lorsqu'on achète un livre électronique, on ne peut pas faire grand-chose à part le lire. Quand c'est un roman de Marc Levy avouez que c'est tout de même moins réjouissant et roboratif que certains usages cités plus haut. On ne peut pas prêter ou donner un e-book, ni même en faire une copie de sauvegarde sur un ordinateur. Étant donné la durée de vie du lecteur (et l'obsolescence programmé des formats propriétaires), on ne peut pas davantage espérer le léguer à ses enfants. Mais il y a pire, bien pire ! Non seulement le libraire connaît la liste détaillée des e-books que vous possédez, mais il peut même les effacer à distance. Et Amazon l'a déjà fait, pour des copies du roman 1984 de Georges Orwell qui avaient été mises en vente par un libraire indélicat qui avait un peu oublié de payer les ayant-droits.

Et c'est là que toute la beauté des DRM, dont j'ai déjà dit tout le mal que j'en pensais concernant la musique, apparaît d'un coup. Si vous n'êtes pas atteints d'une sueur froide et de tremblements convulsifs des mains en lisant cette histoire, par pitié, laissez votre ordinateur, relisez 1984, courez l'acheter ou l'emprunter en librairie si vous ne l'avez jamais lu. Ou bien, imaginez que vous êtes iranien et que Mahmoud Ahmadinejad non seulement possède la liste de tous les livres que vous avez lus mais peut en supprimer à volonté. Là, vous y êtes ?

Une fois qu'on a bien saisi les enjeux, les plates excuses de Jeff Bezos paraîtront encore plus plates. Il ne s'agit pas d'une banale querelle commerciale opposant consommateurs et fabricant, mais bel et bien de la défense de nos libertés fondamentales dans ce qu'elles ont de plus concret. Le fait que 1984, entre tous les romans, soit l'objet déclencheur d'une telle avertissement est d'une ironie digne d'Orwell, et peut-être même une farce postume de l'écrivain visionnaire. Comme le souligne la Free Software Fundation, si le livre électronique doit se développer et remplacer un jour le livre papier, il est vital que nous disposions de plate-formes matérielles et logicielles ouvertes dont nous ayons le contrôle. C'est important pour éviter les abus commerciaux des éditeurs et des libraires en ligne mais plus encore pour défendre la démocratie dont la liberté de lire, d'écrire, de publier est un des vivants piliers. Pour les livres électroniques comme pour la musique, le boycott total et inconditionnel des DRM est la seule chose à faire.

Bonne nuit, chers lecteurs, faites de beaux rêves: Grand Frère veille sur notre sommeil.