Happy Seventies à la philharmonie de Liège

Il n'y a pas beaucoup de conservatoires où l'on propose aux élèves de monter un programme Kagel-Berio dans le cadre de la classe de musique de chambre. C'est pourtant bien ce qui se passe au conservatoire de Liège, où l'esprit d'Henri Pousseur semble encore souffler. Sous le titre Happy Seventies ! et avec une belle affiche haute en couleurs, les jeunes musiciens nous proposaient le 31 mai dernier de redécouvrir cette musique qui a été contemporaine (pour nos parents) et commence maintenant à s'installer dans le répertoire.

En première partie, Exotica de Mauricio Kagel. Comme son nom l'indique, c'est une œuvre destinée aux instruments extra-européens. Lorsque les spectateurs arrivent, les neuf musiciens, déguisés en hippies pour la circonstance, sont déjà sur scène, assis en tailleur, silencieux. Le public s'installe non dans les fauteuils de la salle philharmonique mais sur les gradins normalement destinés à l'orchestre. La partition (à laquelle j'ai pu jeter un coup d'oeil après le concert) ne comporte en fait aucune indication d'instrumentation: il y a six fois deux portées, la première portée étant pour le chant et la deuxième pour les instruments à hauteur déterminée ou non. C'est donc aux interprètes d'utiliser les instruments à leur disposition et de sélectionner les combinaisons instrumentales qui sonneront bien. Parmi les instruments prêtés par le Music Fund pour le concert: un duduk (qui s'apparente à notre hautbois), des flûtes de toute taille, une trompette sans pistons, et de la percussion bien sûr. Il n'y a apparemment pas de paroles mais uniquement des syllabes sans signification ou encore des enchaînements de voyelles (par exemple A-E-I-O)

Malgré le charme des instruments aux sons étranges et familiers à la fois (avec la radio, la télévision, le cinéma, et pour finir internet, les occasions d'entendre les musiques du monde comme on les appelle aujourd'hui ne manquent pas), cette Exotica traîne un peu en longueur et les chants et danses enregistrés qui sont diffusés en sus de la musique jouée sur scène paraissent bien peu nécessaires. Il l'étaient peut-être davantage il y a 40 ans lorsque cette œuvre a été créée. Par ailleurs les musiciens jouent en rythme et chantent juste, sans être forcément des chanteurs ou des percussionnistes, et le son n'a pas toujours l'intensité, la chaleur ou l'aisance qui viennent seulement après une longue pratique.

Après un entracte, c'est Laborintus II (1965) de Luciano Berio que nous pouvons entendre, et qui est d'une toute autre portée que le sympathique mais superficiel Exotica. Commençons par décrire le plateau. Au premier rang, les instruments par groupes de trois: violoncelles et contrebasse, clarinettes, trompettes, trombones. Également au premier rang, une récitante munie d'un micro et une flûtiste sur une estrade. A gauche et à droite, disposés symétriquement, deux harpes et deux percussionnistes. Derrière, les chanteurs et récitants. Enfin des hauts-parleurs qui diffuseront autant les voix parlés et chantées que la partie de 'bande magnétique' qu'on entend dans la deuxième moitié.

C'est la voix sous toutes ses formes (criée, parlée, chantée, murmurée, chuchotée) est le moteur de de Laborintus, laboratoire ou labyrinthe de sons étranges et beaux. Les textes en italien se mélangent et se superposent: Sanguineti, Dante, extraits de la bible. Certains passages sont tellement volubiles et agités qu'on se croirait dans une scène de foule d'un vieux film de Fellini, d'autres sont plus calmes. Berio a utilisé et mélangé des matériaux de toute sorte pour cette pièce: on peut y distinguer aussi bien des allusions au free jazz qu'à l'opéra italien. Une improvisation est d'ailleurs prévue dans la section centrale de cette pièce. Curieusement, et bien qu'elle soit réalisée avec beaucoup de fougue et d'enthousiasme par mes camarades du conservatoire de Liège, cette partie sonne comme du jazz assez conventionnel et formaté, elle n'a pas la richesse incroyable des combinaisons sonores qui suivent lorsque le chef reprend la baguette.

Il n'est pas facile de trouver les mots pour décrire mes impressions. L'impression générale est celle d'avoir partagé avec les interprètes et le reste du public un moment d'intense jubilation (ce qui est bien légitime si l'on se souvient que cette musique a été écrite pour le jubilé des 700 ans de Dante Alighieri). Pour le reste, décrire en détail, et avec des mots, mes impression devant chaque moment de cette musique haute en couleurs et en contraste est impossible. Disons simplement que je l'avais écouté au disque (dans le mythique enregistrement réalisé par Berio lui-même en 1970) et avec un certain plaisir mais que vivre cette musique en concert lui donne une tout autre dimension.

C'est sans doute également une question d'interprétation. On trouve sur Youtube une version donnée récemment par l'ensemble inter-contemporain de la même pièce. C'est très pro, il n'y manque pas une note mais l'attitude est musiciens est tout autre (observez l'expression faciale ou l'attitude corporelle des musiciens qui attendent leur tour pour jouer, c'est tout à fait parlant), le résultat est assez froid et manque finalement de ce petit grain de folie et d'enthousiasme qui fait toute la différence.