La pétition que je ne signerai pas

Dire "oui à la culture en Europe avec les créateurs", personne ne saurait s'y opposer, n'est-ce pas ? C'est ce que prétend faire la soi-disant pétition orchestrée par les sociétés de droit d'auteur sur le site CreatorsForEurope. Et moi qui suis un créateur et un Européen convaincu et passionné, je vous dis: ne signez pas cette pétition. Au contraire, réclamez à vos députés européens un allègement du droit d'auteur !

Suis-je donc masochiste et opposé à mon propre intérêt ? Point ! Simplement lucide. Les lois actuelles sur le droit d'auteur sont excessives, elles favorisent les rentes de situation et nullement la création. Il faut le dire haut et fort: il y en a assez de tous ces parasites, éditeurs, ayant-droit, producteurs et autres qui vivent de rentes sur le dos d'artistes morts et enterrés depuis longtemps. Comment se fait-il que la musique de Rachmaninoff, disparu en 1945, ne soit pas encore dans le domaine public ? Trouvez-vous normal que plus de 80 ans après la mort du compositeur, le Boléro de Ravel continuait de générait plusieurs millions d'euros par an qui disparaissaient dans des paradis fiscaux, au profit d'un ancien directeur de la SACEM ? N'est-ce pas une honte que les Préludes composés par Olivier Messiaen dans les années 1930 soient le monopole d'un seul éditeur jusqu'en 2060 au moins ?

Le droit d'auteur est un monopole accordé par l'Etat à un éditeur (ne parlons pas de l'auteur, qui ne touche que des miettes le plus souvent): celui de reproduire et de diffuser une oeuvre d'art. Pour être compatible avec l'intérêt général, ce monopole doit être limité dans le temps. A titre de comparaison, le monopole sur les nouveaux médicaments est limité à 20 ans. Compte tenu des 10 à 12 ans que prend la mise sur le marché d'un médicament, c'est 8 à 10 ans seulement dont les "Big Pharma" disposent pour rentabiliser leurs investissements avant que les "génériques" soient autorisés, ce qui fait baisser bien sûr les prix. La durée du monopole concédé pour la musique (au moins 100 ans en pratique pour un jeune compositeur) fait davantage penser à celle d'un bail emphytéotique. Et si vous n'avez jamais entendu parler d'un bail emphytéotique, sachez seulement que c'est un genre d'arnaque légale qui permet à un petit nombre de familles au Royaume-Uni de "vendre" ou plutôt de monétiser leur biens fonciers tout en gardant la propriété sur le long terme, avec des baux de 99 ans payables d'avance...

L'excès de droit d'auteur fait du mal à la création et aux créateurs. Il m'empêche par exemple si je réalisais une adaptation ou orchestration d'une pièce de Rachmaninoff, de la publier sans l'accord de l'éditeur. Et ce n'est pas un point de détail ! Est-ce que la musique de Bach, Beethoven ou Schubert serait aussi bien servie si on n'avait pas la liberté de l'arranger, de la retranscrire, ou même de la re-mixer, de l'utiliser comme un matériau parmi d'autres dans un travail de création ? L'excès de droit d'auteur fait du mal à la musique contemporaine. Le monopole ne poussant pas les éditeurs à faire des efforts, la location de matériel d'orchestre pour une pièce de Ligeti ou Berio est excessivement chère, et le service est souvent médiocre. C'est un grand chef d'orchestre belge qui me l'a confié il y a quelque temps: lorsqu'on aime la musique d'aujourd'hui, on rencontre de nombreux obstacles pour la faire connaître et apprécier du public; mais les éditeurs font aujourd'hui partie des obstacles, et ne jouent aucunement le rôle moteur qu'on attendrait d'eux.

Si un droit d'auteur aussi rigoureux avait été en vigueur à l'époque de Mozart, il n'aurait pas pu écrire ses adaptations de fugues de Bach (avec des préludes de sa main) pour trio à cordes. Ou peut-être s'il l'avait fait aurait-il été poursuivi pour contrefaçon par l'éditeur... Franz Liszt n'aurait pas pu faire figurer des vers de Lamartine sur sa partition des Harmonies poétiques et religieuses. Beethoen n'aurait pas pu écrire de variations sur l'air de La ci darem la mano (tiré de l'opéra Don Giovanni d'un certain Mozart). On pourrait multiplier les exemples à l'infini.

Si on réduisait la durée du droit monopolistique des éditeurs de façon plus raisonnable (par exemple le maximum entre 20 ans après le dépôt de l'oeuvre et la date de décès de l'auteur), les éditeurs feraient davantage d'efforts, ou plutôt ils commenceraient à faire des efforts pour valoriser le travail des musiciens d'aujourd'hui. Actuellement leurs seuls efforts sont concentrés sur le lobbying à Bruxelles pour augmenter la duré de la rente monopolistique sur le catalogue existant.

Et moi je vous dis: libérez la musique des compositeurs morts ! Pour le plus grand bien de la culture et de la création, arrêtez de la verouiller au profit d'une poignée de rentiers ! Laissez-nous autres musiciens pratiquer la musique comme nous le faisons depuis l'aube des temps, en s'inspirant du travail des autres, en le copiant, en le relisantt de façon créative, en l'arrangeant, en l'intégrant à notre travail. Mettez fin à la dictature des "ayant droit" et au monopole excessif des éditeurs ! Laissez-nous distribuer le résultat de notre travail sous des licences permissives comme les Creative Commons, dans une logique de l'abondance, du partage et de l'effervescence artistique plutôt qu'une logique de la rareté et du profit comptable. Et surtout, jamais ô grand jamais, messieurs les éditeurs, ne prétendez jamais que vous représentez les artistes ni que votre lobbying leur est profitable. Car c'est là le plus gros de vos mensonges.

Commentaires

1. Le vendredi 31 janvier 2014, 11:09 par deuxbeauxmarchés

suggestion: peut être faudrait-il limiter les droits de l'éditeur à des périodes de 10 ans renouvelables la vie durant de l'auteur et limités à deux périodes de 10 ans après sa mort. L'auteur puis les ayants droits ayant la possibilité de changer d'éditeur tous les 10 ans . 10 ans étant un maximum, l'auteur ou les ayants droit pourraient choisir des périodes de durée inférieure. (sans excéder la durée totale de 20 ans après la mort de l'auteur).

2. Le lundi 3 février 2014, 17:40 par phc

Bien dit, Patrick !