Requiem

Ce matin nous avons enterré Dominique, un des violonistes de l'orchestre Ut Cinquième. N'étant pas très intime avec lui, c'est plutôt par solidarité avec mes amis et parce que je pouvais me rendre disponible que j'ai participé à la cérémonie. C'était une belle cérémonie dans l'église de Saint-Gilles de Bourg La Reine que j'ai trouvé chaleureuse et accueillante avec ses tons clairs, et ses grands vitraux qui laissent largement entrer le soleil glacial de ce 21 février. Et un très bel orgue qui réjouit l'oeil autant que l'oreille:

Avec quelques autres musiciens, nous avons joué le Cantique de Racine de Gabriel Fauré. Deux moments m'ont touché durant la cérémonie. Le premier était celui où nous avons entendu un enregistrement de Dominique jouant une pièce de Paganini avec son épouse. Un souvenir, comme une carte postale. Un éclair nous donnant à apprécier soudainement la différence qu'il y a entre avoir le sang qui circule dans les veines, se tenir debout et pouvoir jouer du violon, parler, rire ou danser le tango, et reposer immobile entre six planches. Entre la vie et la mort. Entre la présence et l'absence de l'ami, de l'être cher.

Le deuil est sans doute l'expérience la plus universelle qui soit. Tôt ou tard on est séparé des gens qu'on aime: par la mort ou par toute autre cause. Il n'est pas possible d'aimer sans s'exposer à la douleur de la perte irréparable et définitive. Plus on a une vie riche et heureuse, plus on donne et plus on reçoit de l'affection, plus on aura donc de deuils à affronter. 

Le deuil est également un expérience spirituelle. Car prendre conscience de la perte irrémédiable qu'on subit, c'est aussi prendre conscience de l'Autre dans ce qu'il a d'unique, d'essentiel, d'irremplaçable. C'est reconnaître cette part de divinité en lui qu'on peut appeler âme, esprit ou personnalité, ce qu'on a tant de mal à cerner précisément et qui est pourtant essentiel, ce qui fait précisément que nous sommes plus qu'un assemblage d'atomes. Nous sommes animés, doués d'âme. Nous sommes vivants. Douloureusement, extraordinairement vivants.

L'autre moment qui m'a ému était la lecture d'un texte de Wilkie Collins que Dominique avait préparé à l'intention de sa famille, en prévision de ce jour-là précisément, pour les aider à reprendre courage. C'est là une très délicate attention de sa part. Voici le texte en question:

Un des dictons populaires les plus généralement accrédités est certainement celui qui attribue au temps le titre de Grand Consolateur. Et il n'en est peut-être pas qui exprime aussi imparfaitement la vérité. Le travail qui nous est imposé, la responsabilité qu'il nous faut encourir, les exemples que nous devons à d'autres, voilà les grands consolateurs. Le temps n'a que la vertu négative d'aider la douleur à s'user elle-même. Le regrets des morts s'efface le plus vite chez ceux qui ont le plus de devoirs envers les vivants.

Quand l'ombre du malheur vient se poser sur notre toit, la question n'est pas de savoir combien de temps il faudra pour y ramener les rayons du soleil, mais quels travaux vont nous contraindre à marcher d'un pas plus ou moins rapide vers ce point de l'avenir où les rayons du soleil nous attendent. Le temps, qui peut revendiquer bien d'autres victoires, n'a jamais à lui seul vaincu la douleur.

Ce qui nous console le mieux du départ des morts, c'est l'impérieuse nécessité de pourvoir à l'existence de ceux qui leur survivent.

Wilkie Collins, The Woman in white

Je me suis efforcé de faire le vide avant la cérémonie pour être simplement présent, disponible, à l'écoute et à l'unisson de la famille de Dominique. Cependant, d'autres réflexions, plus personnelles, n'ont pas manqué de se mêler à celles de la célébration.

Lorsqu'un des nôtre s'en va, on place sa dépouille dans une belle boîte en bois verni. On la couvre de fleurs, on la couvre de pleurs. On met nos habits de fête pour se réunir et lui rendre hommage. On dépose la boîte en terre avec mille précautions, et avec tous les rituels d'usage. On place ensuite une plaque de marbre avec son nom gravé, pour qu'on ne l'oublie pas si facilement, pas si vite. Car chacun sait que notre existence et même ce que nous laissons derrière nous en partons, tout cela est destiné à s'effacer bien vite comme des traces de pas sur le sable. Néanmoins, nous rendons hommage à nos défunts, nous conservons précieusement les objets ou photographies qui nous relient à eux, la mémoire de leurs noms et de leurs actions.

Je ne peux plus m'empêcher désormais lorsque je vois une cérémonie d'enterrement, de penser à tous ces êtres qui passent de la vie à trépas sans cérémonie. Sans que personne ne s'émeuve. Sans que personne ne fasse mémoire de leur nom, car ils n'en ont pas. Je ne peux plus m'empêcher de penser à ces veaux, porcs, poulets, dindons, canards, moutons, lapins que nous élevons pour notre plaisir ou notre confort, et qui sont sacrifiés sans remords dans de terrifiantes usines de la mort où l'on abat 500, 1000 bêtes par heure en s'efforçant d'y rester aussi indifférents que possible. Leur dépouille n'est pas respectée: elle est dépecée, découpée, vendue puis dévorée sans scrupules, sans qu'aucune pensée de regret ou même de gratitude leur soit adressée. Qui chantera des prières à leur mémoire ? Qui s'émouvra de leurs souffrances, quand le plus souvent ils ont passé leur vie en cage, sans voir la lumière du soleil ni la couleur d'un brin d'herbe ?

C'est un sujet qui provoque parfois l'incompréhension ou la moquerie, voire l'hostilité pure et simple, mais je sais que vous êtes bien au-dessus de tout ça, chères lectrices, et qu'à défaut de l'approuver complètement vous comprendrez et respecterez ma démarche.

Je vais écrire un grand Requiem à la mémoire de ces millions d'anonymes. Ces bêtes douées d'intelligence, de sensibilité, de mémoire. Ces bêtes douces et sociables qu'on exploite précisément parce qu'elles sont dociles et acceptent sans rechigner la domination et l'exploitation. J'écrirai ce Requiem pour demander pardon à toutes celles qui ont été massacrées par la faute de mon ignorance, de mon incapacité à ouvrir les yeux (car j'ai changé mes habitudes carnistes il y a quelques années seulement). Ce sera mon chef-d'oeuvre, j'y mettrai tout mon savoir et toute mon ignorance, toute ma science et toute ma folie. Et quand j'aurais fini ce Requiem pour les mille milliards d'innocents, après en avoir fait don à l'humanité, je pourrai partir à mon tour.

Commentaires

1. Le lundi 5 mars 2018, 11:45 par Edith

Un très beau billet, une très belle idée de requiem. Qui me rappelle ce livre lu dans ma jeunesse, quand j'essayais de concilier la foi des ancêtres et le respect de l'être animal : De l'immortalité des animaux, par Eugen Drewerman