Musique contemporaine et complexité de Kolmogorov
Par Patrick Loiseleur le mardi 11 mars 2008, 22:38 - Théorie musicale - Lien permanent
Voici un article plutôt long et théorique et je m'en excuse par avance. Parmi les concepts fondamentaux de la science informatique figure la complexité de Kolmogorov. C'est une mesure qui indique, étant donné une série de 0 et de 1, comment on peut la compresser, c'est à dire la décrire par un programme informatique plus court. Lorsqu'une série de 0 et de 1 n'admet pas de description plus courte qu'elle-même, on dit qu'elle est aléatoire au sens de Kolmogorov. Ce qui est amusant avec cette définition de l'aléatoire est qu'elle ne fait intervenir aucune notion de probabilité. La complexité de Kolmogorov intervient dans la théorie de la calculabilité, mais aussi en cryptographie, en traitement du signal, en compression de données.
La complexité de Kolmogorov peut aussi avoir un sens en musique. Bien sûr on peut considérer un CD audio comme une longue suite de 0 et de 1, mais c'est à un autre niveau qu'il vaut mieux se placer, en prenant l'oreille comme point de départ. La complexité la plus faible (au sens de Kolmogorov) est celle du silence, suivie par celle d'un son sinusoïdal pur. Une note produite par un instrument acoustique ou électronique est déjà plus complexe, car elle comporte une attaque, une enveloppe, et dans la partie stationnaire un certain nombre de partiels (entre 4 et 80) qui constituent le timbre de l'instrument. A quoi correspond un signal sonore ayant une complexité de Kolmogorov maximale ? à du bruit blanc
, c'est à dire une espèce de sssssshh
qu'on peut entendre par exemple sur une radio de mauvaise qualité lorsqu'il y a des interférences. Le bruit blanc est totalement imprévisible, mathématiquement impossible à simplifier et à réduire, physiologiquement impossible à écouter
.
Parmi tous les extraits sonores de 10 secondes qu'on peut construire (en supposant qu'on fixe un taux d'échantillonnage, il y en a un nombre fini), la grande majorité, mettons 99.990%, sont constitués de bruit blanc. Tout ce qu'on peut distinguer et reconnaître à l'oreille, comme une porte qui claque, la pluie qui tombe, un altiste qui joue juste (ça existe au moins en théorie), ou les glous-glous du piano de François-René Duchâble en train de couler dans le Lac du Mercantour, tout ces bruits, y compris ce bruit organisé
qu'est la musique, sont dans les 0.001% qui ont une complexité de Kolmogorov inférieure à 1. Notre oreille, en permanence, que nous soyons éveillés ou endormis, analyse les bruits, les classe et les simplifie. De la même manière qu'on voit des lignes, des couleurs, des formes et simplement non des points, on perçoit des plans sonores, des notes, des voix, des instruments, des mélodies, des harmonies et non simplement un signal sonore brut. Et cela indépendamment de l'éducation musicale ! Comme l'ont constaté les chercheurs, tout le monde ou presque est capable d'entonner joyeux anniversaire
ou petit papa Noël
, ce qui suppose des capacités cognitives déjà très avancées. Pour reprendre la thèse centrale de Daniel Levitin, nous somme tous des auditeurs experts.
La plus grande partie de ce qu'on entend au concert, en disque, à la radio, est d'une complexité de Kolmogorov extrêmement petite. D'abord les musiciens préfèrent les sons harmoniques, dont les partiels sont alignés dans la transformée de Fourier comme les bidasses dans la cour d'honneur de l'Élysée pour accueillir Khadafi. Ensuite, pour des raisons pratiques autant qu'esthétiques, ils ne jouent que sur des gammes à 5 ou 7 sons par octave (la musique occidentale utilise 12 demi-tons pas octave, ce qui est assez peu). Enfin, même lorsqu'un orchestre de 50 interprètes joue, les musiciens s'efforcent de jouer en place
c'est à dire avec le même rythme, et juste
c'est à dire avec les mêmes hauteurs de sons. Malgré la richesse de timbres et de sons offerte par un orchestre symphonique, la plupart des oeuvres du répertoire se réduisent un tout petit nombre d'éléments: une ou deux lignes mélodiques (exceptionnellement on en trouve quatre ou cinq), des rythmes réguliers, des harmonies basées sur des accords à 3 ou 4 sons. Dans la réduction pour piano seul des symphonies de Beethoven par Liszt, on retrouve l'essentiel, sinon la totalité de la musique de ces symphonies.
Bien sûr, les compositeurs de toutes les époques, toujours en recherche d'une nouvelle expérience musicale, ont cherché une complexité qui dépasse parfois ce que l'oreille peut distinguer. Cette complexité peut prendre plusieurs formes:
- La polyphonie. On songe aux polyphonies vocales de Thomas Tallis (jusqu'à 40 voix), mais aussi à la Deuxième Symphonie de Chostakovitch (très expérimentale, et très peu connue !) ou encore au Requiem de Ligeti
- Les micro-intervalles (voire la disparition complète des échelles sonores avec des oeuvres tout en glissandos comme les quatuors de Gloria Coates
- Les sons inhamoniques (percussions puis musique concrète puis musiques électroniques)
- La complexité rythmique
- L'aléatoire comme dans les Klavierstücke de Stockhausen
- Et même le
bruit blanc
généré par l'électronique, que certains groupes de hard-rock n'ont pas hésité à utiliser
Le paradoxe est que plus on ajoute de la complexité plus on se rapproche d'un bruit aléatoire complètement incompréhensible et a-musical. Quelle est la limite à tout cela ? L'oreille bien sûr ! Si on la sollicite trop, par des changements trop nombreux et trop rapides, on la fatigue, et cela peut aller jusqu'au rejet violent d'une oeuvre musicale. Le compositeur qui a passé six mois à travailler sur une partition de 10 minutes, à en contrôler tous les aspects, n'est plus vraiment capable de l'entendre comme un auditeur qui la découvre. Si cet auditeur ne trouve pas un fil directeur, des éléments familiers avec lesquels il peut se raconter une histoire, il va s'ennuyer, voire pire.
Bien sûr l'oreille s'éduque. On trouve en général plus ennuyeuse la musique d'un style qu'on connaît peu ou mal. Le Jazz c'est toujours pareil
diront ceux qui n'entendent pas les détails auxquels les vrais fans de jazz sont attentifs et qui font tout leur plaisir. Mais une question centrale pour un compositeur reste: jusqu'où puis-je aller avec mon public ? A quel point dois-je satisfaire ses attentes, ou au contraire les bousculer, chercher ses limites ?
Pour en finir avec la complexité: c'est le domaine du compositeur et de l'interprète. Lorsqu'on va au restaurant, ce ne sont pas les étapes d'une recette en cuisine qu'on juge, mais le goût des plats. De même quand on s'émerveille devant une vierge de Boticelli ou un footballeur de Nicolas de Staël, on se fiche un peu de savoir quels pigments l'artiste a utilisé, quels pinceaux, et combien de temps il y a passé: on admire simplement le résultat. En musique c'est pareil ! Parmi les compositeurs d'aujourd'hui, beaucoup ont une grande maîtrise des techniques d'écriture, sans doute bien supérieure à celle des musiciens des siècles précédents. Quel est leur principal défaut alors ? Peut-être d'en faire trop, de livrer une musique trop écrite, trop savante, trop complexe, qui ne laisse pas assez de place aux interprètes pour s'exprimer, au public pour rêver. Ce culte de la création et du compositeur qu'on trouve dans les concerts dédiés à la musique contemporaine, où le chef n'hésite pas à montrer la partition au public pour la faire applaudir, serait-il paradoxalement une des causes du désamour du public pour les compositeurs d'aujourd'hui, qui va parfois jusqu'à la la franche hostilité ? En musique, la complexité se paye, et la simplicité n'a pas de prix.
Commentaires
Merci pour cette réflexion pénétrante.
En effet, depuis l'éclatement des "écoles" compositionnelles, au début du XXe, il devient de plus en plus difficile de suivre pleinement, pour un public qui travaille la journée, la multiplicité de langages très complexes.
Surtout que l'innovation demeure toujours, en grande partie, un critère d'évaluation de la qualité des musiques...
En effet, la qualité se juge à une certaine évidence (non pas à l'immédiateté, bien sûr) du propos, qui s'impose nettement comme _nécessaire_. Une des difficultés de la musique contemporaine, modale ou non, est qu'il faut abdiquer sa compréhension culturelle (presque rationnelle, d'une certaine façon) de la musique pour découvrir des horizons nouveaux.
Il faut bien reconnaître que Boulez séduit de prime abord plus par son génie de l'orchestration que par l'écriture en elle-même de ses pièces - on y vient ensuite.
Toujours pour rebondir sur votre conclusion, j'ai évidemment oublié de citer l'un des gros péchés de la musique contemporaine, à savoir le bannissement de fait de la pratique amateur. L'exigence technique d'un piano préparé (sans compter le prix de l'accord après chaque séance...) ou d'une harpe scordatura, le caractère périlleux des modes de jeu demandés, et bien sûr l'impossibilité de la réunion de certains ensembles (trio pour siku octobasse, viole piccolo et clavicorde), tout cela cantonne désormais la production musique dans la sphère professionnelle. La tendance est ancienne, bien sûr (dès Beethoven...), mais le pas est sérieusement franchi désormais (comprendre : "au cours du XXe"), à un degré assez supérieur au passé. Wagner est déchiffrable au piano, Strauss déjà beaucoup moins aisément, mais pour ce qui est d'une réduction à quatre mains de Gruppen, je ne vois pas ça clair - ni très probant.
Sachant que l'investissement en termes de technique, de mémoire (et donc de temps) est très supérieur, et que le public y est franchement moins réceptif, il faut véritablement avoir le goût du sacerdoce pour s'y appliquer. Y compris chez les professionnels ; les solistes de l'Intercontemporain auraient tout à fait pu prétendre à une carrière de soliste, et c'est le cas pour beaucoup d'entre eux par ailleurs.
Evidemment, il existe des exceptions assez nombreuses. Et certains compositeurs, comme Kurtág ou Crumb, semblent même calibrés pour la pratique amateur de niveau très modeste. C'est aussi l'avantage de cette diversité un peu insaisissable.
Bonne journée !
Pour appuyer la dernière conclusion de DavidLeMarrec, n'y aurait-il qu'une seule musique contemporaine gravissant l'échelle de la complexité compositionelle de manière obligatoire ? Cette vision ne viendrait-elle pas de l'institution musicale trouvant sa justification dans l'excellence de ses produits ? Il y a pourtant tout un monde entre "Repons" de Pierre Boulez et "Handwerke-Blaswerke" de Dieter Schnebel, entre les "Klavierstück" de Stockhausen et "Par une Forêt de Symboles" et Vinko Globokar, entre n'importe quelle pièce de Brian Ferneyhough et le "Poem for Chairs, Tables, Benches, etc." de LaMonte Young ! L'important est de mettre l'écoute au centre du travail, qu'il soit celui des amateurs, celui des professionnels, ou celui des élèves en musique et ce, depuis leur plus jeune âge.
Le rôle des artistes n'est pas seulement de divertir mais aussi d'explorer de nouvelles voies, d'avoir un temps d'avance sur la société, d'être moteur sur l'évolution des mentalité, aider à des prises de consciences. Et cela sans forcément choquer de manière gratuite et avec juste dans l'optique de se faire connaître.
Bref, je voulais en arriver à l'aspect marchand/rentable du travail des artistes qui est en contradiction avec l'idée de ma première phrase. Il faut se réjouir que des artistes aient la possibilité d'explorer des formes musicales nouvelles, pas forcément accessibles du grand public et qui ne sont donc pas viable commercialement dans un marché non aidé.
De plus, je pense qu'il n'y a rien de nouveau à ce que tous les domaines d'une société évolue au même rythme. Le romantisme a trouvé son expression dans la littérature, la peinture, la musique... De même, pour l'impressionnisme, le surréalisme... La technologie a également permis la création de nouveaux instruments. Aujourd'hui, on explique avec des notions mathématiques récentes la création de nouvelles uvres.
Réjouissons-nous de cette vitalité créatrice encore présente. Tant qu'un déasamour existera entre ces compositeurs et le grand public, ce sera bon signe.
Bien sûr qu'il faut une part de divorce (même si je ne crois pas trop à l'avant-garde éclairée des musiciens qui sauvent le monde), mais tout de même, lorsque la complexité est telle que même le public averti doit abdiquer sa compréhension d'une oeuvre telle qu'il la pratique dans les autres répertoires, ne plus se référer qu'aux textures, nous sommes dans une situation problématique.
En réalité, l'abandon du système tonal n'a jamais été digéré par le public. Sans doute par une conjugaison d'absence d'éducation à cette musique et de complexité extraordinaire de celle-ci.
Par exemple, le refus des intervalles conjoints conduit à l'impossibilité d'écrire de la musique populaire chantable par tous (ou ayant un potentiel émotionnel immédiat). Et on en reste donc à des langages très sommaires et parfaitement tonals dans l'éducation des enfants.
Pour ma part, à mes débuts, Dvořák représentait la limite du tonalement intelligible, du fait d'une formation d'écoute, tout jeune, essentiellement mozartienne. Beaucoup de gens, sans être aussi catastrophiques, viennent de loin, et si la curiosité ne les pousse pas, en effet, on ne peut rien (même pour du Debussy...).
En cela, oui, il y a aussi une responsabilité du public - mais comprendre les langages harmoniques contemporains constitue véritablement un emploi à plein temps. Ce qui implique de nouveaux modes d'écoute... A expliquer aux plus jeunes, donc.
Pour finir, bien sûr, comme le dit Ninh, il faut distinguer. Entre un opéra de Lachenmann et un opéra d'Aboulker, la gamme des possibles est large !
Mais les opéras contemporains véritablement captivants, pour tout un tas de raisons conflictuelles autour de la voix et du langage musical qui l'emploie, demeurent assez rares. Il est vrai également qu'on en produit beaucoup moins qu'auparavant.
Merci à tous pour ce riche débat ! Je n'attendais pas tant de réactions. Le paradoxe demeure: quand on ajoute plus de complexité, on se rapproche d'un signal aléatoire au sens de Kolmogorov, donc paradoxalement plus simple car perçu comme du ``bruit blanc'', c'est à dire un magma inintelligible. Quant à la question: où placer la limite ? comme dirait l'autre c'est là toute la question.
Eh bien, je crois que j'ai compris au moins la moitié de ce billet... c'est le signe sûr de tes qualités de pédagogue !
(Comme tu évoques souvent le répertoire de l'alto et les viola jokes, je me demandais si tu avais déjà joué, ou entendu jouer "Violasola" de Petrassi. Je n'arrive pas à mettre l'oreille dessus. Le "Duetto pour violon et alto" est sublime ; je l'ai entendu jadis à Beauvais.)
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Si je réponds que le prénom de Paul Hindemith est Jean-Sébastien, crois-tu que je vais devoir retaper tout mon commentaire ? hein ?!?
En tant que mathématicien, je dirais plutôt que la complexité de Kolmogorov mesure la "prédicabilité" d'une suite. Par exemple, une sequence infinie de 0 a la même complexité (0) qu'une sequence infinie de 1. Par ailleurs, le "bruit blanc" est ce qu'il y a de plus simple en théorie des probabilités.