Les pires enregistrements de Karajan

Le Monde de la Musique lui consacre sa couverture, et Radio Classique quasiment toute sa programmation du mois d'avril: 100 ans après sa naissance, Herbert von Karajan continue à fasciner le microcosme musical. Et son nom à faire vendre des disques !

Contrairement à Furtwängler ou Bernstein, ce n'était pas un compositeur, et son héritage réside essentiellement dans une discographie abondante et bien sûr dans l'enseignement qu'il à transmis à ses élèves. S'il n'a pas inventé le mythe romantique du chef d'orchestre (qui date du XIXè siècle), il l'a popularisé en utilisant les supports modernes (télévision, radio, CD audio, vidéo) dont il maîtrisait très bien les technologies, passant parfois autant de temps derrière la console de mixage qu'à la baguette. A sa disposition, il avait les meilleurs orchestres du Monde (philharmonique de Berlin, philharmonique de Vienne, opéra de la Scala, festival de Salzburg). De l'après-guerre aux années 1980, Karajan est partout. Lorsque Kubrick utilise la musique de Richard Strauss pour 2001 Odyssée de l'Espace c'est bien sûr Karajan qui dirige. Lorsque le Conseil Européen choisit le finale de la 9è symphonie de Beethoven comme Hymne de l'Union Européenne en 1972, c'est encore lui qui arrange et enregistre la version officielle.

Pour autant, ses enregistrement seraient-ils tous des références insurpassables ? Dans ma discothèque il y a deux disques de Karajan qui m'ont franchement déçu. Dans le répertoire qu'il était censé maîtriser le mieux: le romantisme autrichien et allemand. Commençons par la quatrième symphonie de Bruckner (chez Deutsche Gramophon avec le philharmonique de Berlin): c'est clinquant, c'est tape-à-l'oeil, c'est bling-bling, les crescendos sembles gonflés au potentiomètre, les cuivres éclatent comme une fanfare des plus vulgaires (une fanfare qui jouerait juste et en mesure, cependant). Le mouvement lent est expédié sans chaleur et sans émotion. Bref c'est complètement à côté de la plaque. Karajan n'est pas le seul a avoir donné des interprétations maladroites Bruckner, faute de comprendre et d'analyser sa musique. Les chorals de cuivres, les crescendos interminables, les longs passages fortissimo doivent être joués sans dureté aucune, sans effet facile et sans rien de matérialiste, car ils expriment le triomphe intérieure d'une âme qui surmonte ses doutes et ses angoisses par la foi. Il n'est pas nécessaire d'épouser la religion catholique pour bien jouer Bruckner, mais il faut une certaine abnégation. C'est vrai pour les interprètes (et j'en sais quelque chose !) et c'est vrai pour le chef. Pas de chance, l'abnégation c'est bien la seule chose qu'on ne pouvait pas demander à Karajan. Heureusement Dieu qui a créé Karajan dans son immense bonté a également créé Eugen Jochum et Sergiù Celibidache, et bien d'autres grâce à qui la musique de Bruckner est aujourd'hui mieux comprise et mieux jouée.

Autre disque, autre déception: l'intégrale des symphonies de Schumann (toujours chez Deutsche Gramophon avec le philharmonique de Berlin). Détail tout à fait significatif, c'est une photo de Karajan et non une photo de Schumann qui figure sur l'emballage. Que disais-je tout à l'heure au sujet de l'abnégation ? Là encore, malgré l'orchestration parfois massive (et souvent critiquée), ce sont des sentiments tout à fait intimes que Schumann cherche à communiquer. Que dire de la version Karajan, sinon qu'elle pèse cent tonnes, et qu'elle ne parvient jamais à décoller ? La pâte épaisse des cordes, la brutalité des cuivres, la lourdeur de l'ensemble évoque davantage la marche d'un Panzer T55 que les passions volatiles (et obsessionnelles, s'agissant de Schumann) d'une âme tourmentée. Furtwängler, Sawallisch, à notre secours !

Surtout qu'on ne croie pas que je critique Karajan par plaisir ou par snobisme. Son talent et son travail ont été salués par de très nombreux artistes, et même par ses pires détracteurs. Son intégrale Beethoven est tellement impressionnante qu'elle a décourage presque toute une génération de jeunes chefs d'entreprendre la leur. J'ai aussi un DVD avec La Mer de Debussy où Karajan et les Berlin Philarmoniker donnent une leçon de couleurs dont tous les orchestres et tous les chefs pourraient s'inspirer. Et de nombreux enregistrement d'opéra tout à fait mythiques, notamment ceux réalisés au festival de Salzbourg ou encore à la Scala dans les années 1950 et 1960. N'en doutons pas, Karajan était un très grand chef d'orchestre. Cependant, il peut arriver un point ou la personnalité même d'un musicien est un obstacle qui l'empêchera d'exceller dans certaines oeuvres, faute peut-être de les aimer ou des les comprendre suffisamment.

Et vous, cher lecteurs de ce blog, avez-vous déjà été déçus par Karajan ? Que mettriez-vous dans la short-list de ses enregistrement les plus mauvais ?

Commentaires

1. Le mardi 8 avril 2008, 18:32 par klari

Belle perf'. Arriver à caser les mots "abnégation" et "Karajan" dans la même phrase..

2. Le mercredi 9 avril 2008, 19:01 par DavidLeMarrec

En réalité, lorsque j'ai le choix, je me dispense plutôt de Karajan. Il existe quelques répertoires où il peut être suprême (symphonies de Brahms, Wagner), mais la plupart du temps, le choix du tout hédoniste et de l'opacité des plans orchestraux ne me comble pas.

Par ailleurs, il maîtrisait parfaitement sa propre esthétique, ce qui fait qu'en dehors de quelques ratés un peu pachydermiques (son dernier Don Carlo, par exemple), il est la plupart du temps convaincant, même totalement hors style (très belles Quatre Saisons avec Mutter...).

3. Le dimanche 20 avril 2008, 15:51 par mistermistery

l'"intégralite" karajanesque est certainement un mal en soi...karajan a enregistré en studio des oeuvres qu'il ne pratiquait jamais en concert comme par exemple cette intégrale schumann...
après la seule deuxieme qu'il aurait dirigé live à salzbourg en 1973 certains berliner racontent qu'il aurait à l'issue du concert (triomphal) dit "jamais plus"...
pour schumann et karajan la quatrieme symphonie version berlin 1957 (emi) est nettement préférable indomptable sur le plan cyclique et rythmique c'est une référence vif argent et sublime qui renvoie la mythique version de furtwaengler (1951 dgg très moyenne et de réputation tres usurpée à mon sens) dans les cordes...
et se souvenir du mythique concerto pour piano avec lipatti...et le philarmonia...
évidemment on est loin du karajan version 70-80...
l'intégrale bruckner avec berlin révèle une philarmonie en démonstration de force...on peut préférer la huitième de 1957 emi ou 1988 (avec vienne) ou la mythique 9 eme avec berlin en 1966 (avant l'intégrale officielle )...
la quatrieme de bruckner à propos c'est quand meme un peu flon flon à coté de la cinquieme ou des trois dernières (et encore il faut se farcir les interminables répétitions du motif du scherzo de la septième) ...

4. Le mardi 22 avril 2008, 23:31 par Pascal Durand

Parmi les pires enregistrements : Les tableaux d'une exposition (à Berlin, DG). Parmi les meilleurs : Musique pour cordes, percussions et célesta de Bartok, dans les deux premières versions Philharmonia.

5. Le vendredi 27 août 2010, 14:56 par Augustin Archambault

Je suis parfaitement d'accord sur «l'abnégation» nécessaire pour bien interpréter et apprécier les symphonies de Bruckner. Beaucoup trop de chefs d'orchestres, Karajan par exemple, les transforment en d'horrible «boa constrictor»***. Ils négligent le caractère fortement religieux de ses symphonies. Froidement, ils interprètent alors ces pièces de façon superficielle et, par conséquence, au lieu d'être le reflet de toute la vie intérieure de Bruckner, ses symphonies deviennent mécanique, monotone. Ils font de Bruckner un simple disciple de Wagner, purement allemand. On oublie alors le côté autrichien, catholique de l'auteur.

Ce phénomène ne se réalise pas seulement chez les interprètes, mais aussi chez les spectateurs. Combien de gens aujourd'hui néglige Anton Bruckner et le considère comme un romantique raté, incompris et incompréhensible.

Il est vrai qu'il y a certaines bavures dans les partitions, mais je crois qu'il y a intérêt à passer outre.
Et encore, pour ce qui est de la quatrième un peu «flon flon», cela dépend beaucoup de l'interprétation. Il y a des chefs comme Günter Wand qui arrive à interpréter plus intelligemment, sans précipiter. J'imagine qu'il y a tout de même une question de goût, mais moi je considère Bruckner comme le plus grand symphoniste romantique.

*** C'est ainsi que Brahms définnissait les symphonies de Bruckner. Moi, au contraire, je dis avec Hugo Wolf qu' «un coup de cymbale de Bruckner vaut toutes les symphonies de Brahms.»