Du progressisme en musique

Je rebondis sur une question posée par Eric qui s'étonnait d'apprécier Thierry Escaich alors qu'il reste peu sensible à la musique de Ravel:

La musique suit-elle une évolution chronologique et graduelle dans la difficulté de compréhension et d'appréciation, du genre : Vivaldi, fastoche, Mozart, ça va encore. Hum, Wagner, plus dur, Boulez, tout le monde descend... ?

Question large comme un fleuve et qu'on ne saurait expédier en quelques lignes. Pour moi, l'histoire de la musique est comme l'histoire tout court: elle ne se répète jamais vraiment, mais elle ne progresse pas nécessairement, et certainement pas en ligne droite !

Une raison simple pour qu'elle ne se répète pas est que chaque génération de musiciens, connaissant bien la musique de la génération immédiatement précédente, éprouve le besoin soit d'aller plus loin dans la même voie soit d'en sortir complètement ! Après Beethoven, il y eu l'école Brahms -- la même musique, en un peu plus long, plus développé, plus romantique et l'école Liszt et Wagner: on change tout ! La manière d'écouter change, tout comme la manière de voir a changé depuis les 100 ans que le cinéma et la télévision existent.

Mont Blanc

(au passage une petite photo du Mont blanc que j'ai quasiment en face de moi alors que j'écris ces lignes)

Outre cette éternelle guerre des anciens et des modernes, il faut prendre en compte un autre facteur: ainsi que le remarque Charles Rosen dans son livre Le style classique, ce sont les individus d'exception et non les masses laborieuses qui font l'histoire de la musique. Beethoven a davantage modifié notre perception de la musique que tous ses contemporains. Si l'histoire de la musique progresse, c'est par à-coups et même par grandes embardées, et non par un mouvement lisse et continu.

Quant à la musique du XXe siècle et du XXIe siècle naissant, une remarque s'impose sur le contexte dans lequel cette musique a été créée. Notre monde est envahi par la laideur, le bruit, la fureur des machines quelles qu'elles soient (avions, voitures, char d'assaut, guitare électrique). Pouvait-on attendre d'un siècle qui a inventé la bombe atomique et le génocide industriel une musique aimable et mesurée comme celle de Haydn et Mozart ? D'une manière ou d'une autre il était inévitable que la violence de la seconde guerre mondiale détruise une certaine conception de la musique.

La remarque d'Eric sur la progression et le progressisme en musique est spécialement intéressante en ce qu'elle mentionne Boulez. Or il n'y a pas de musicien plus progressiste, plus positiviste, davantage persuadé qu'on faut être absolument moderne en musique et que cette contrainte prime sur toutes les autres. Boulez, élève de Messiaen, était par exemple choqué qu'il utilise autant de Fa# majeur dans ses Vingt Regards sur l'Enfant Jésus (publiés en 1944): cela lui paraissait tout simplement dépassé, vieilli, usé, fatigué, aurait dit Lionel Jospin. Boulez et Stockausen ont pris comme point de départ une autre pièce de Messiaen, l'Etude sur les Valeurs de Rythme et d'Intensité, celle qui pousse le plus loin la recherche formelle, un systématisme qui rappelle celui de la série dodécaphonique de Schönberg mais qui s'applique également au rythme, aux nuances, à l'attaque. Disons-le franchement, cette pièce est injouable et quasiment inécoutable, et ne présente pas d'intérêt autre que théorique. Dans les années 1950 le systématisme était à la mode et l'école de Darnstadt s'est engouffré dans la brèche.

Mais chaque génération de musiciens, je l'ai dit, éprouve le besoin de se distinguer de la précédente. Parmi les jeunes musiciens d'aujourd'hui, on trouve des épigones de Webern et Boulez, formés au conservatoire, et d'autres qui ont partiellement ou totalement rejeté cet enseignement (tel Karol Beffa qui a déclaré que le Conservatoire formait "des clones de Boulez et non des émules de Dutilleux") et qui ne voient pas pourquoi ils s'interdiraient d'utiliser autre chose que des rythmes irrégulier et des intervalles dissonants, sachant que l'oreille cherche avant tout à reconnaître des rythmes réguliers et des consonances dans toute musique qu'on écoute, quel que soit le style. Thierry Escaich fait partie de cette génération qui déclare à ses ainés: "si j'ai envie de mettre un accord parfait majeur dans ma musique, je ne vois pas pourquoi je m'en empêcherai."

Pour conclure: oui, on je joue plus, on n'écrit plus et on n'entend plus la musique comme Vivaldi (et le talent des interprètes spécialisés dans la musique ancienne n'y changera rien). Pour autant, qui pourra prédire à quoi ressemblera la musique dans 30 ans ? dans 50 ans ? Quels individus atypiques, à l'instar de Debussy, Messiaen ou Liszt, seront capables de changer notre manière d'écouter ? Que je sois transformé en fourchette à boudin si le le sais. L'histoire de la musique n'est pas un long fleuve tranquille, c'est un torrent de montagne impétueux et imprévisible.

Commentaires

1. Le samedi 5 avril 2008, 22:15 par DavidLeMarrec

Question très stimulante, et d'autant plus que je ne suis pas tout à fait en accord avec votre réponse. :)

Je vais tâcher de réagir, manière de causer un peu, lorsque j'aurai quelques instants.


Bon dimanche à vous !

2. Le lundi 7 avril 2008, 19:48 par azbinebrozer

Merci pour cette belle analyse des choix originels de la musique Boulez et Stockhausen autour d'un Messiaen radical mais marginal ?

Elle m'a fait un peu penser à cette analyse de F. Chatelet qui expliquait le processus révolutionnaire comme le compromis des radicalités : après la révolution de 17, Lénine et Trotsky ne s'entendent que sur leurs options respectives les plus radicales. Tout ce qui fait leurs rondeurs respectives est éliminé. Boulez et Stockhausen pour être moderne n'ont plus de choix que de partager un Messiaen radical et marginal. J'ai beaucoup écouté et aimé « 20 regards... »

La question du devenir de l'évolution de la musique, sous l'angle de sa compréhension et de son appréciation met en scène l'image séduisante d'un fil logique quasi préétabli qui se déroule et va vers la complexification (la notion de progrès n'a de sens que relatif).
L'analogie avec les sciences du vivant est tentante. L'ontogénèse (le développement psychologique d'un individu) devient le parcours d'un auditeur avançant vers la complexité. Mais suit-on tous vraiment un parcours aussi univoque ? Je ne crois pas.
La phylogénèse (l'histoire évolutive de l'espèce à laquelle appartient cet individu) serait le développement d'une musique toujours tournée vers plus de complexité ? Je ne suis pas spécialiste mais la polyphonie de la Renaissance n'offre-t-elle pas une complexité non pas moindre mais différente de celle de la musique baroque ? On ne peut nier un mouvement de complexification mais avec des phases de régression ou de déplacement.

Je conseille à tous la relecture d'un Astérix (lequel je ne sais plus hélas) où la cohorte romaine est organisée en avant-garde, garde et arrière-garde et où chacun s'enquiert de son rôle, et certains de s'en réjouir... Jusqu'à ce que l'attaque de l'arrière-garde par le célèbre couple gaulois renverse la perspective et chacun des légionnaires de s'interroger de son statut ! Un traité historique majeur ! ;- )

Dans l'éducation nous venons de subir avec l'arrivée de nouveaux programmes un déplacement ou un renversement total qui donne le tournis aux analystes qui ne savent s'ils doivent parler de passéisme ou de dangereuse escalade vers un futur libéral !...

Je suis allé voir sur vos conseils le concert-conférence sur le 2ème quatuor de Janacek, création mondiale dans la version initiale. Merci encore ! Ce fut magnifique avec une plongée édifiante dans les problèmes de l'édition critique d'oeuvre. Avec un grand nerveux comme Janacek l'exposition du travail de restitution des choix du compositeur fut un véritable vertige !
Et puis cette sensation après cette oeuvre amoureuse et idéaliste que le désir jamais satisfait donne une énergie folle !!
La viole d'amour a-t-elle toujours ce son peu puissant ?
Désolé je m'épanche ici. Sincèrement merci.

3. Le lundi 7 avril 2008, 20:43 par Papageno

Merci de ce long commentaire. Bien content que le concert-conférence Janacek vous ait plu (je n'ai pas pu m'y rendre en raison d'une répétition d'orchestre, mais je transmettrai vos félicitations à Pierre-Henri Xuereb). La viole d'amour, comme toutes les violes, a un son beaucoup moins puissant que le violon ou le violoncelle. Elle est née à une époque incomparablement moins bruyante que la nôtre, où les salles de concert étaient plus petites et l'écoute certainement beaucoup plus fine qu'aujourd'hui !