Brice Pauset: Deux Chaconnes, pour alto seul
Par Patrick Loiseleur le mardi 18 novembre 2008, 23:11 - Répertoire - Lien permanent
Après la Pavane de Philippe Hersant (1987), voici une oeuvre qui lui est contemporaine (elle date de 1991) mais aux antipodes du point de vue stylistique: Deux Chaconnes de Brice Pauset. Alors qu'Hersant recherchait l'expressivité à travers une certaine simplicité (qu'il convient de relativiser, ça reste de la musique savante !) et des références explicites à la musique des siècles passés, Pauset semble chercher... à vrai dire je n'ai pas tellement compris où il voulait en venir avec cette pièce.
Notre jeune Papageno, bouillant d'enthousiasme dans sa recherche de répertoire nouveau, à force de fureter dans les magasins de partitions, les bibliothèques, les sites internet spécialisés, a fini par dénicher la partition de Deux chaconnes. Il s'agit bien d'une seule pièce malgré le titre. Première impression: une musique très écrite, très sophistiquée, peut-être trop ? Pour vous donner une idée, voici une mesure au hasard:
Observez ce luxe de détails dans la spécification de la dynamique (ff, pp), des hauteurs (avec des quarts de tons) et des modes de jeu (pizzicato, arco, quasi stac.). Le plus raffiné étant sans doute le rythme, avec une pulsation de 37 croches et demie par minute (mon métronome ne sait faire que 36 ou 38, et la plupart des gens distingueront à peine entre ces deux pulsations), et des n-uples imbriqués. Pouvez-vous calculer de tête combien dure une triple croche dans un 10:11 d'un 17:16 d'un 5:6, comparée à une triple croche normale ? Et peut-être plus important, distinguer à l'oreille entre les deux ?
Ne croyez pas, chers lecteurs, que j'ai choisi à dessein la mesure la plus horriblement compliquée de la partition pour l'exhiber. Elles sont toutes au même niveau de raffinement dans l'écriture. Un niveau excessif ? Ce qui est certain, c'est que cette partition est extrêmement difficile. Il y a aujourd'hui des altistes d'une virtuosité surhumaine qui peuvent réellement tout jouer, mais en supposant même qu'un interprète arrive à réaliser toutes les indications de cette partition surchargée, les auditeurs n'en retiendront pas grand-chose, à cause d'une complexité excessive. Un sujet déjà abordé dans ce journal. La pièce a été créée en 1992 par Emmanuel Haratyk à la Maison de Radio-France. Il serait d'ailleurs passionnant d'avoir l'avis du virtuose de l'ensemble Itinéraire sur cette pièce.
La fiche de l'oeuvre sur la base de l'IRCAM fournit des explications de Brice Pauset qui pour être détaillées ne sont pas forcément très éclairantes:
Le but original était de construire deux chaconnes, ou plutôt une double chaconne, l'une en tant que variation d'un matériau discursif extrêmement directif, l'autre en tant qu'évolution circulaire de figures clairement définies, susceptibles d'échanger certains de leurs critères spécifiques. On pourrait à vrai dire parler de « modulation gestuelle », dans le même sens que le fameux modulation en anneaux. ( ... / ... ) On est donc bien en présence d'une double chaconne dans la mesure où cette stratégie gestuelle du silence s'accomplit à partir d'un matériau rythmique / mélodique d'une chaconne de « fond », dirais-je, possédant sa propre autonomie structurelle, d'où le « mirage » que j'évoquais plus haut.
Il ne me reste qu'à conclure ce billet par un long silence qui je l'espère sera chargé d'une intense rétro-communication émotionnelle à fonctionnalité trans-thématique et modulatoire.
Commentaires
Le plus amusant, c'est que j'ai toujours trouvé la musique de Pauset très parlante et accessible...
Effectivement, trop c'est trop. Du coup, les amateurs sont exclus de cette musique impossible à exécuter, et les auditeurs largement aussi (c'est de la métamusique, réservée aux bons connaisseurs de la technique musicale).
En tout cas bravo pour avoir le courage d'acheter et de jouer de la musique contemporaine : hors de prix, plus difficile à apprendre, moins agréable à jouer... et quant à trouver un public !
C'est un peu décourageant.
ben quoi... 150 à la triple croche, ça n'a rien d'injouable.... c'est juste un peu compliqué à lire, mais enfin, tu as bien fini par apprendre à lire en ut troisième :p
La musique contemporaine n'est pas forcément moins agréable à jouer, je m'éclate tout de même beaucoup plus à travailler Chostakovitch, Ligeti ou Hindemith que Telemann ou Stamitz.
Quant à Brice Pauset, si j'en ai l'occasion, je découvrirai avec plaisir ses autres oeuvres, car il faut bien se garder de juger un musicien sur une seule partition, et les bons musiciens sont ceux qui innovent, qui essayent, qui prennent des risques, quitte à laisser comme Liszt des textes tellement différents qu'on a peine à croire qu'ils ont été écrits par la même personne.
J'ai même commencé par la clé d'ut troisième... :D
Cher Papageno,
Effectivement j'ai créé cette Double Chaconne de Pauset il y a quelques années déjà, et suis très heureux de voir qu'après tant de temps elle suscite encore de vraies questions. Beaucoup de choses seraient à developper concernant les très nombreux problèmes de lecture que pose ce type d'orthographe. Pour faire court, je dirais que techniquement, B.Pauset ne demande pas particulièrement de gestes novateurs, certes les enchainements particulièrement rapides sont parfois "virtuoses", mais vraiment pas plus que dans une certaine littérature des deux dernières décades. En revanche, l'orthographe qu'il s'impose est illisible au déchiffrage. À l'époque B.Pauset était très admiratif du britannique Brian Ferneyhough, qui a poussé le plus loin la surenchère notationnelle de la musique. Pour conclure cette petite contribution, je peux dire qu'à l'époque de la création de cette pièce, j'ai passé un certain nombre de semaines sans instrument, et que j'avais pour toutes les mesures de la partition, réécrit et simplifié ces noeuds rythmiques à l'aide d'une calculatrice, qui pouvait elle seule me résoudre les calculs impossibles générés par les barres d'irrationnalité superposées, et me donner une réponse à peu près intelligible: à quelle vitesse va chaque note! Evidemment pour l'auditeur, rien ne transparaît d'une telle écriture rythmique! Tout le débat commence là, et les écoles post-sérielles, c'est de cela dont il s'agit, ont poussé tous les paramètres musicaux y compris la notation elle-même, dans un processus spéculatif qui semble sans fin, laissant trop souvent l'auditeur de côté. Mais que pouvons-nous juger des spéculations de l'Art de la Fugue de Bach, si ce n'est que de le remercier d'avoir osé les coucher sur le papier. Pour finir, cette fois c'est vrai, je pense que cette dble chaconne est une très belle pièce au concert.
Juste un dernier commentaire sur la pulsation croche égale 37,5! Lorsque l'on regarde la première mesure de ce Tempo 4 de la partition, nous voyons qu'il s'agit d'une mesure à 3 croches, mais détail amusant et capital, 3 croches de quintolet! Oui le petit 5 sous la croche. Il faut donc une calculette pour trouver la durée de cette croche de 5tolet, et à partir de là, tout calculer, car évidemment il n'y a pas 3 croches dans cette mesure, mais 5 doubles pour la durée des 6 doubles contenues dans les 3 croches de quintolet ( la 1° barre de 5:6) etc, etc, etc
Merci, Emmanuel, pour cet avis éclairé. Ca a beaucoup de charme de pouvoir s'adresser directement au créateur de l'oeuvre !
Effectivement, sans même lire, ça fait visuellement très Ferneyhough.
Papageno :
<<La musique contemporaine n'est pas forcément moins agréable à jouer, je m'éclate tout de même beaucoup plus à travailler Chostakovitch, Ligeti ou Hindemith que Telemann ou Stamitz.>>
Ah oui, mais pour d'autres raisons (celle du respect de la personnalité de l'instrument notamment).
Et puis dans le lot, il n'y a plus aucun contemporain, même Ligeti a écrit bon nombre de ses pièces célèbres il y a... longtemps. Il est vrai que la sonate pour alto peut être classée dans le contemporain vu la date.
Je pensais à des choses plus récentes (et pas des choses très néo comme Kancheli, bien sûr).
<< Quant à Brice Pauset, si j'en ai l'occasion, je découvrirai avec plaisir ses autres oeuvres, car il faut bien se garder de juger un musicien sur une seule partition, et les bons musiciens sont ceux qui innovent, qui essayent, qui prennent des risques, quitte à laisser comme Liszt des textes tellement différents qu'on a peine à croire qu'ils ont été écrits par la même personne. >>
C'est tout de même une des premières oeuvres de son catalogue, ça peut aussi expliquer l'influence prégnante (peut-être jusqu'à l'excès) de tel ou tel courant.
Merci beaucoup pour toutes ces explications. Quel dommage que vous n'ayez pas envoyé la partition simplifiée à Lemoine ! Quitte à proposer les deux dans le même cahier, la version pour les esthètes et la version pour les pauvres altistes qui vont y mettre les doigts...
Je me permets un commentaire bien que n’étant pas, je le regrette, musicien.
Je lis dans la fiche de l’IRCAM, que cette œuvre était composée pour alto solo, c'est-à-dire en vue d’être jouée par un individu alors qu’elle est quasi impossible à reproduire par celui-ci sans calculatrice ou métronome dont il n’en existe encore aucun de suffisamment précis.
Est-ce là une nouvelle voie qui peut être explorée par les compositeurs, celle de la musique écrite pour et jouée par des ordinateurs ?
Une pièce écrite avec autant de précision et de nuances à quasi chaque note conviendrait à la puissance de calcul d’un ordinateur.
Jusqu’à présent, l’homme s’est efforcé à rendre les machines toujours plus conviviales et facile à utiliser (interface graphique intuitive, interface homme-machine, intelligence artificielle…). Aujourd’hui, l’informatique a atteint une certaine maturité, il se vend plus d’ordinateurs que de voitures et l’homme peut enfin se décomplexer par rapport à ceux-ci.
On peut donc imaginer que l’homme puisse maintenant souhaiter composer des œuvres pour être spécifiquement interprétées par des ordinateurs et ainsi, explorer un nouveau langage toujours plus complexe… Pourquoi pas ?
Bon ben, je file moi. Je sens que je ne vais pas me faire que des amis ici. :-)
Cette pièce date de 1991, et même si on utilisait déjà des ordinateurs pour faire de la musique à l'époque, c'est une partition écrite à la main et destinée à être jouée par un interprète. Malgré le rôle indispensable de la calculette, on ne peut donc pas vraiment la comparer aux oeuvres électro-accoustiques qui existent depuis les années 1950 et où l'interprète a disparu, remplacé par une machine. Ce qui pose naturellement des questions par rapport au triangle traditionnel compositeur-interprète-public, mais nous aurons l'occasion d'en reparler à propos d'autres oeuvres.