Espaces acoustiques
Par Patrick Loiseleur le vendredi 20 décembre 2013, 18:06 - Concerts - Lien permanent
L'ambiance était à la fête ce 14 décembre, à la cité de la Musique. En compagnie de l'ami Philippe et d'un public nombreux, nous avons pu déguster l'intégrale des Espaces acoustiques de Gérard Grisey, par l'ensemble intercontemporain complété par l'orchestre du Conservatoire de Paris.
Grisey est l'un des premiers, peut-être le premier compositeur du mouvement spectral. Qu'est-ce que la musique spectrale ? Pour l'expliquer, une métaphore serait bienvenue. Tout comme la lumière blanche se décompose dans toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, le son, et en particulier le son musical se décompose sur toutes les fréquences du spectre auditif. Les musiciens l'ont toujours su et utilisé de manière empirique la "couleur" du son. Que fait un violoniste qui travaille sinon rechercher un "son" riche, chaud, vibrant et surtout porteur d'émotions ? Que fait un compositeur lorsqu'il orchestre une pièce sinon utiliser la couleur de chaque instrument (et aussi de chaque registre et chaque mode de jeu) ?
Dans les années 1970 avec l'avènement de l'informatique musicale et les progrès de la science acoustique, ce travail empirique sur le son prend un tour plus systématique et conscient avec la musique spectrale. Les musiciens comme Grisey, Murail, Levinas, Saariaho (précédés de peu par les intuitions géniales de Messiaen et Stockhausen) travaillent avec des sons, des timbres et des fréquences plutôt qu'avec des notes. C'est un changement de paradigme radical qui conduit à redéfinir complètement l'harmonie, à questionner des points qu'on croyait acquis comme la "fusion", ce phénomène étrange qui fait que toutes les fréquences émises par un hautbois ou une trompette sont percues comme un seul son. Ainsi naquit ce que Levinas appelle un "accord-timbre" c'est à dire un son produit par plusieurs instruments, décomposé puis recomposé. On peut l'écouter comme une seule note (écoute holistique) ou comme un accord (écoute analytique). Le spectralisme utilise une gamme de timbres très large qui va des sons les plus purs (basés uniquement sur les harmoniques natuels d'une fondamentale) au bruit blanc (c'est à dire la saturation de toutes les fréquences), avec tout les intermédiaires imaginables.
Ainsi dans l'écriture pour cordes, lorsque Grisey utilise le jeu sul ponticello (sur le chevalet) ou écrasé, ce qui l'intéresse avant tout est la transformation du timbre, la métamorphose du son. Bien sûr la notion de "beau son" tel qu'on l'apprend à l'école est à revoir, mais les sons saturés, l'orgue Hammond ou la guitare élecrique s'intègrent tout naturellement dans cet univers sonore tellement riche et divers.
Les Espaces acoustiques commencent par une très belle et assez longue pièce pour alto solo (le Prologue dont nous avons déjà parlé dans ce journal), interprétée par l'excellent Grégoire Simon, altiste récemment recruté par l'EIC. L'alto enroule une de volute basée sur les harmoniques naturels d'un hypothétique mi de contrebasse (qu'on n'entend pas). Il y a aussi une sorte de battement de coeur sur la corde la plus grave accordée un demi-ton plus bas (3e harmonique du mi 0, vous suivez toujours ?). Répétées de façon hypnotiques, ces figures se transforment lentement jusqu'à un point culminant dans le suraigu suivi d'un beau passage de son écrasé comme on aime.
Ensuite c'est un grand crescendo d'orchestration avec sept puis dix-huit puis trente-trois et finalement soixante musiciens sur scène (j'aperçois même Fanny Vicens à l'accordéon). Le travail sur le son est extrêmement fouillé, ce n'est pas pour rien que Grisey a passé presque dix ans sur ce cycle (de 1976 à 1985). Je repense à l'expression de Tristan Murail (employé au sujet d'une autre pièce pour orchestre, ) qui disait utiliser l'orchestre comme un synthétiseur. Les titres des pièces (Partiels, Périodes, Modulations, Transitoires) font explicitement référence à cette manière de travailler le son. Cependant, en voyant les musiciens sur scène, c'est plutôt à un organisme vivant que je pense qu'à une machine. Le travail que Debussy avait commencé avec La Mer a été poursuivi par Grisey, et avec quel brio ! Malgré mes habitudes d'écoute fortement analytiques, je me surprens par moments à divaguer librement dans l'espace infini, riche et vibrant du silence des étoiles...
Bravo et merci à Grégoire Simon (alto), à Pascal Rophé (direction), aux musiciens de l'ensemble Inter-contemporain et aux petits jeunes du Conservatoire (qui sont déjà pour la plupart des professionels accomplis) pour ce grand moment de bonheur.