Luciano Berio: Sequenza VI pour alto seul (1967)

Après l'élégie de Stravinsky, voici pour continuer notre promenade dans la musique pour alto seul du XXè siècle une oeuvre emblématique: la Sequenza VI de Luciano Berio.

Sous le nom de Sequenzas, Berio a regroupé une quatorze études pour tous les instruments, y compris la voix. Celle qui nous intéresse a été écrite en 1967 et dédiée à l'altiste français Serge Collot. C'est une oeuvre très virtuose, aux limites de l'injouable, mais le compositeur défend son choix :

J'ai un grand respect pour la virtuosité, même si ce mot peu susciter parfois des sourires moqueurs ou évoquer l'image d'un homme élégant, un peu diaphane, aux doigts agiles et à la tête vide. La virtuosité naît souvent d'un conflit, d'une tension entre l'idée musicale et l'instrument. On se trouve dans une situation bien connue de virtuosité lorsque les préoccupations techniques et les stéréotypes d'exécution prennent le dessus sur l'idée, comme c'est le cas chez Paganini, dont l'oeuvre - que je n'aime pas beaucoup - n'a certes pas boulversé l'histoire de la musique mais a contribué au développement de la technique du violon. Un autre cas de tension apparaît lorsque la nouveauté et la complexité de la pensée musicale imposent des changements dans le rapport à l'instrument, ouvrant la voie à de nouvelles solutions techniques (comme dans les Partitas pour violon de Bach, les dernières oeuvres pour piano de Beethoven, etc) et exigent de l'interprète qu'il fonctyionne au plus haut niveau de virtuosité technique et intellectuelle.

Une remarque en passant: Niccolo Paganini, en créant la figure du soliste romantique à la virtuosité extrême, a exercé une influence profonde et durable sur l'histoire de la musique, à l'instar de Franz Liszt pour la piano. Par ailleurs les 24 caprices et les 6 concertos de Paganini ont perduré dans le répertoire car ils font preuvre d'une invention musicale, harmonique et mélodique sans cesse renouvelée, ce qui explique sans doute qu'on les joue encore aujourd'hui, alors qu'il y a de nombreux virtuoses dont les compositions brillantes mais trop superficielles ont disparu du répertoire.

Concernant la Sequenza VI pour alto, voici d'abord les vers écrits par Eduardo Sanguinetti, ami du compositeur:

ma frénésie fantasque fut jadis ton jardin calme et livide
mon chant sera la lenteur de ton silence

Luciano Berio la décrit comme un hommage indirect et peut-être désobligeant aux Caprices de Paganini (encore lui !) mais aussi comme une partition qui répète, développe et transforme sans cesse la même séquence harmonique de base. Il note enfin que le morceau, de nature essentiellement harmonique, aboutit à la formation inattendue et dépaysante d'une mélodie.

Quelques explications techniques pour ceux qui ne serait pas violonistes: un violon ou un alto comportent quatre cordes, mais l'archet permet d'en faire vibrer seulement une ou deux simultanément. Pour faire entendre un accord de quatre notes, la technique bien connue du bariolage consiste à poser un accord (un doigt sur chaque corde), puis à promener rapidement l'archet sur les quatres cordes, en montant puis en descendant. A titre d'illustration, voici le début du Premier Caprice de Paganini (enregistré par Salvatore Accardo):

Le début de la Sequenza VI utilise un tremolo brisé assez similaire: l'interprète agite son archet d'une manière frénétique et irrégulière sur les quatre cordes, le tout dans une nuance fff:

C'est très spectaculaire et assez réjouissant à voir en concert. Au disque c'est déjà plus rébarbatif car on entend beaucoup les frottements de l'archet et finalement assez peu les progressions harmoniques (qui sont très complexes et dissonantes). Après divers développements (le trémolo du début n'est pas maintenu en continu car ni l'interprète ni l'auditoire n'y résisteraient) et un point culminant dans l'extrême aigu de l'alto (là encore la référence à Paganini s'impose), cette frénésie semble se calmer, et l'alto conclut sur une série de tritons indiqués ppp où j'ai un peu de mal à reconnaître la mélodie dont parle le compositeur dans la notice.

La Sequenza VI a gagné une place incontournable dans la musique contemporaine pour alto seul: après cette pièce, de nombreux compositeurs ont écrit des pièces virtuoses pour alto seul, rompant avec la tradition qui avait maintenu cet instrument dans l'ombre du violon. Une nouvelle génération de virtuoses (comme Christophe Desjardins, élève de Serge Collot, qui a enregistré cet oeuvre pour Deutsche Gramphon dans le cadre d'une intégrale réalisée par les solistes de l'Ensemble Intercontemporain) a favorisé cet essor.

La Sequenza VI joue une rôle important dans l'oeuvre de Berio car elle a été reprise et développée dans deux oeuvres ultérieures: Chemins II (pour alto et petit orchestre) et Chemins III (pour alto et grand orchestre), la partie du soliste restant inchangée.

Bientôt dans ce journal: C'est mon jardin secret... de Tristan Murail