Bartholomée, Seba, Lachenmann et Pagliei par le Quatuor Danel à Liège

Ouï à la philharmonie de Liège le 3 mars dernier, un concert de l'excellent Quatuor Danel donné dans le cadre du festival Ars Musica, avec la participation du centre Henri Pousseur (ex-CRFMW) pour l'électronique.

Tout d'abord nous entendons, de Pierre Bartholomée, Envol et mort d'un papillon. Comme son nom l'indique, ce quatuor de facture plutôt classique regarde du côté des (post-)impressionnistes (Debussy, Dutilleux). Je suis vraiment séduit par la beauté des lignes mélodiques, la polyphonie en apparence très libre – c'est à dire en réalité très bien contrôlée – et l'usage très subtil des timbres. On distingue assez bien les motifs que les musiciens reprennent et développent; l'harmonie ne s'interdit pas les accords consonants, mais échappe toujours aux formules cadentielles toutes faites. Les musiciens du quatuor Danel jouent chaque note comme si leur vie et celle de leurs camarades en dépendait: cette intensité de l'engagement produit un effet quasi hypnotique sur le public qui écoute avec autant de concentration que de plaisir. Ce quatuor qui se termine comme une question en suspens, pianissimo, par une double anacrouse non résolue, paraît trop court, comme d'autres oeuvres récentes de Bartholomée. On aimerait bien le ré-entendre en entier.

L'oeuvre qui suit paraît au contraire un peu longuette. En trois mouvements (quatuor seul / mixte / électronique seule) Quivering de Catherine Seba s'inspire autant de la musique du moyen-âge que du heavy trash gothic metal (enfin, ce genre de chose, je ne suis pas spécialiste). La compositrice paraît avoir oublié qu'entre le moyen-âge et la techno, dans la musique occidentale, durant une courte période de 500 ans, il s'est passé quelque chose de tout à fait spécial: l'invention de la polyphonie, qui permet à plusieurs lignes musicales de dialoguer au lieu de simplement se superposer ou se succéder. Et aussi celle de la modulation, qui permet de changer de couleur harmonique et de la variation, qui permet d'éviter l'ennui en conservant un sentiment d'unité. Vous l'aurez compris, l'écoulement assez linéaire et mono-dimensionnel de cette pièce m'a déçu et j'ai trouvé le temps long, spécialement dans la dernière partie où les quartettistes s'ennuient poliment pendant qu'on passe une bande composée de plusieurs « boucles » qui tournent en rond autour de 3 ou 4 notes.

Ce qui suit est plus excitant. Le identità fluide pour quatuor à cordes et électronique temps réel est de Lorenzo Pagliei, un élève de Lachenmann, et j'ai d'abord cru que c'était de Lachenmann à cause d'un inversion de l'ordre annoncé sur les programmes. C'est de la musique « bruitiste » ou le travail sur le son (et sur tous les modes exotiques de production du son: col legno, sul pont, verso pont, etc) est primordial. Il y a beaucoup d'idées, d'échanges entre les instruments, de contrastes. L'intégration de l'électronique et des instruments me paraît plus réussie que dans la pièce précédente. L'amplification permet à des effets qui d'ordinaire sont limités par leur très faible volume sonore (comme par exemple l'archet frotté verticalement le long d'une corde) d'interagir avec d'autres sons. Si j'ai pu être agacé par certains sons électroniques (dont une « sonnerie de téléphone » qui revient beaucoup), l'ensemble valait le coup d'oreille.

La pièce qui termine le concert est Gran Torso d'Helmutt Lachenmann. Elle date de 1972 et c'est de loin la plus ancienne de celles qu'on aura entendu ce soir-là. Le programme explique que ce « pionnier de la synthèse du post sérialisme et de la musique expérimentale » a inventé rien moins que la « musique concrète instrumentale ». En clair, cela consiste à utiliser toutes les manières possibles de produire des sons avec un violon et un archet, sauf bien sûr celle qu'on utilise habituellement. Archet frotté contre le bois de la caisse ou bien contre le cordier, pizzicatos violents et étouffés (de manière à ce qu'on n'entende que l'impact et pas la hauteur du son), archet écrasé (le son produit peut évoquer un cordage qui grince sur un bateau), jeu derrière le chevalet, percussion du bout métallique de l'archet contre la mentonnière... il faudrait une notice détaillée avec des schémas ou une vidéo pour expliquer tout cela. Beaucoup de sons sont très faibles, aux limites de l'inaudible. Des silences assez longs qui créent l'attente, la frustration ou l'exaspération, selon les auditeurs, et confèrent une étrangeté plus grande encore aux sons qui surgissent ensuite. Et le plus étonnant ? Ça sonne plutôt bien. C'est l'usage à contre-emploi des instruments élevé au rang d'art. Une sorte de caricature savamment travaillée de tout ce que les gens détestent en général dans la musique contemporaine. Je ne dirais pas que la musique de Lachenmann est vraiment plaisante à écouter, mais elle accroche l'oreille, et il faut bien reconnaître que beaucoup de compositeurs « bruitistes » font figures de gentils amateurs à côté de lui. Ça n'a pas tellement de sens de refaire du Lachenmann aujourd'hui (en moins bien), mais il faut bien reconnaître que les sons étranges qu'il utilise ont trouvé leur place dans la boîte à outils des compositeurs de ce début de XXIe siècle, à côté d'autres outils comme la musique sérielle, spectrale, ou électro-acoustique.

Ne terminons pas ce billet sans redire l'admiration que me cause l'interprétation du quatuor Danel dans tout ce programme, vraiment digne de tous les éloges pour la qualité et l'intensité de leur « jouer ensemble » au service de la musique. Bravo, messieurs, j'ai hâte de vous écouter à nouveau.

Commentaires

1. Le lundi 7 mars 2011, 08:32 par phc

Pourquoi j'y était pas à ce concert ?!!?? Bouuuuuh !!!! (je pleure, hein, attention...)
J'aurais tellement voulu écouter le Lachenmann...

2. Le vendredi 11 mars 2011, 16:57 par Bernard Lange

Je découvre votre blog. Je partage vraiment votre avis sur ce concert. Un Bartholomée séduisant et une partie d'alto particulièrement attachante. Seba... ma tasse de thé. Trois mouvements qui sonnent comme trois pièces de trois compositeurs différents. Unité unité ? Le identità fluide justifie pleinement la valeur ajoutée que représente l'électronique dans le traitement du quatuor à cordes. Les Danel semblaient jouer avec ce matériau plutôt que de le subir ou de l'ignorer. Ignorant tout de Lanchemann, l'oeuvre m'a transporté, et le jeu (dans tous les sens du terme) des Danel y est pour beaucoup. Après une dose de Lanchemann de cette valeur, chaque son du quotidien qui nous arrive dès la sortie du concert ne "sonne" plus de la même façon. Ennivrant. J'ajouterai que ce concert aurait mérité une assistance plus fournie pour un concert inaugural d'Ars Musica à un pas d'une école supérieure qui prétend défendre la musique d'aujourd'hui avec vigueur (certains pédagogues étaient là mais pas jusqu'au bout). Une petite présentation "live" des oeuvres autre que ce programme ridiculement anecdotique eût été également une belle initiative.

3. Le vendredi 11 mars 2011, 22:19 par Papageno

cher Bernard, personnellement j'ai tendance à trouver plutôt gonflantes les interventions des musicologues dans les concerts de musique contemporaine et donc je ne regrette jamais leur absence. La musique suffit à elle-même, surtout quand elle est bien jouée !