Petits meurtres en famille (Elektra à l'Opéra de Paris)
Par Patrick Loiseleur le jeudi 28 novembre 2013, 17:47 - Opéra - Lien permanent
Ouï dimanche dernier à l'Opéra de Paris, une fort belle production d'Elektra de Richard Strauss. Créé en 1909, cet opéra pousse le chromatisme (post-)wagnérien dans ces derniers retranchements. Un certain Arnold Schönberg ne manqua pas d'en tirer des leçons lorsque; quelques années plus tard, avec Erwartung puis le Pierrot Lunaire, il enterrera la tonalité que Strauss avait poignardé aussi énergiquement qu'Oreste s'occupe de son beau-papa. On ne peut pas aller plus loin qu'Elektra; Strauss lui-même l'a compris, car il s'est tourné vers un tout autre style pour ses opéras suivants, comme le Chevalier à la Rose ou encore Cappricio.
Elektra est l'histoire d'une vengeance, et ça n'est même que ça. Obsédée par le meutre de son père Agamemnon, qui a été assasiné par son épouse Clytemnestre et par l'amant de celle-ci Egisthe, Elektra ne rêve que de laver l'affront dans le sang de sa propre mère. Elle reste sourde aux appels de Chrisotemis, sa soeur, qui aimerait bien "tourner la page" et "refaire sa vie" comme on dit de nos jours. Elle attend le retour de son frère Oreste pour l'aider à exécuter son plan. Plan aussi simple que subtil et dans lequel une rencontre entre certaine hache et la tête de Maman tient une place centrale.
Le livret d'Hugo von Hofmannstahl (sa première collaboration avec Strauss) est une grande réussite, un parfait compromis entre la simplicité nécessaire pour le chant et la noblesse du langage et des sentiments. Trahison, mensonges, sexe, sang, pouvoir, et un soupçon de poésie: tous les ingrédients d'un bon livret d'opéra s'y trouvent.
La musique nous saisit dès le début et ne nous lâche pas. Trois notes et le chant commence: pas de temps à perdre avec l'ouverture, nous voici plongés au coeur du drame dès les premières secondes. La tension ne se relâchera pas jusqu'à la conclusion qui n'apporte d'ailleurs aucune forme d'apaisement. Orchestre surdimensionné, harmonies tendues (comme la superposition de deux accords parfaits majeurs à intervalle de triton), fusées virtuoses en guises de lignes mélodiques, chromatisme exacerbé, densité contrapuntique: cette partition ne laisse aucun répit à nos oreilles, et ne parlons même pas des musiciens. Mon ancienne prof d'alto m'avait dit que les parties d'orchestre étaient comme deux heures d'un concerto à 150 à la noire, et je n'ai aucun mal à la croire.
La mise en scène de Robert Carsen sonne très juste et en phase avec le sujet. Plutôt minimaliste et très concentrée, elle comporte nombre d'idées visuelles frappantes. Donons un seul exemple: un trou rectangulaire de deux mètre sur un au milieu d'une scène nue et recouverte de terre brune suffit à figurer la tombe d'Agamemnon. Mais soudain Elektra en sort le cadavre nu et blafard de son père pour le serrer dans ses bras comme une mater dolorosa. L'effet est saisissant et parfaitment en phase avec le texte. Très peu d'éléments de décor, mais Elektra est entouré d'une douzaine de jeunes femmes habillés de la même robe noire qu'elle, des rôles muets, qui vont figurer tantôt des servantes, tantôt des chiens, des élémente de mobilier ou des projections de l'inconscient d'Elektra. Ainsi lorsqu'elle accueille beau-papa d'une voix mielleuse et l'invite gentiment à entrer dans le palais (dans lequel Oreste l'attend pour le zigouiller après s'être occupé de Maman comme il faut), les ombres qui entourent Elektra portent chacune une ache dissimulée dans le dos. Quand à Egisthe, il apparaît en robe de chambre, torse nu. Ce 'est bien sûr pas dans cette tenue qu'un roi même illégitime paraît en public mais c'est comme ça qu'Elektre le voit: un être vil et répugnant, l'amant illégitime de la reine, plus ridicule encore que haïssable. Une internaute écrivit sur forumactif j'avais l'impression d'être transportée dans un film de zombies !!
ce qui est assez juste au fond: Carsen souligne le côté mortifère et auto-destructeur du personnage central qui ne survit que dans l'idée d'assouvir une vengeance avant de mourir à son tour.
Je n'aime pas tellement jouer aux critiques musicaux et distributer les bons les mauvais points aux chanteurs: aussi je me contenterai de dire que j'ai entendu une très belle équipe soudée et motivée, prête à affronter sans faiblir les difficultés redoutables de cette partition, à commencer par le rôle héroïque d'Elektra, tenu ce dimanche par Caroline Whisnant. Certains spectateur ont trouvé son timbre aigre ou tendu mais je ne partage pas leurs réserves. Elektra n'a pas à être aimable ni douce, au contraire. L'écriture vocale très tendue dans l'aigu et riche en intervalles disjoints, sans même parler de la puissance de l'orchestre ni du texte, tout concourt pour pousser cette voix dans ces derniers retranchements. Je dirais même qu'une voix d'Elektra sera belle et expressive dans la mesure où elle est cuivrée, tendue, agressive, hystérique. Ce n'est pas la Cenerentola, qu'on se le dise !
L'orchestre semble particulièrement inspiré par la direction de Philippe Jordan, et nous offre un réjouissant mélange de raffinement et de brutalité qui sied particulièrement bien au sujet et à l'écriture tendue et ultra-chromatique de Strauss. Malgré les éclats puissants des cuivres et percussions, l'équilibre avec les voix est toujours relativement bon (aussi bon que la partition peut raisonnablement le permettre), et les traits de virtuosité dont cette partition est truffée passent comme une lettre à la poste. Même l'accord final a une sorte de férocité, une couleur sombre et sauvage.
Rien à regretter dans cette belle production, même si j'ai promis à la charmante et douce personne qui m'accompagnait de préférer une histoire d'amour chantée en italien pour notre prochaine sortie. Un peu de légèreté et de douceur ne sauraient nous faire du mal après les accents morbides de cette tragédie dont la violence est somme toute celle d'une famille ordinaire comme la mienne ou la vôtre, et c'est bien là le plus effrayant.
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