Vous avez dit: immobilisme ?

L'opéra est un genre musical mort et enterré. On l'a dit et redit dans les colonnes de ce journal. Né au tournant des années 1600 en Italie, ayant atteint la maturité à l'époque de Mozart, une véritable explosion au XIXe siècle où chaque nation voulut des opéras dans sa langue, déjà décadent avec Wagner et Verdi, il agonisa joliment durant le vingtième siècle, produisant ses derniers feux avec Strauss ou Schoenberg. En de début de XXIe siècle, il coule moins de sang vif dans ses veines que dans celles du malheureux Vincent Lambert.

Les maisons d'opéras, qui étaient des lieux de création lorsque le Palais Garnier fut érigé, étaient déjà depuis longtemps devenus des musées vivants, de jolis cénotaphes à la mémoire de la musique occidentale lorsque l'Opéra Bastille sortit de terre. Des lieus de conservation du patrimoine. Sans être une sinécure pour autant, la direction d'un établissement prestigieux comme l'opéra de Paris n'est pas tellement plus excitante que le Secrétariat d'Etat aux Anciens Combattants. Ainsi, lorsque dans une interview au journal Le Monde, Stéphane Lissner déclare:

L’opéra, comme l’art en général, est là pour poser, s’il le peut, les questions qui dérangent, combattre l’immobilisme, le repli sur soi, la peur de l’autre

qu'on nous permette de rigoler doucement. Les productions de l'opéra de Paris "dérangent" à peu près autant que la rénovation de la Galerie des Glaces au château de Versailles. A part quelques snobs qui se sentiront obligés de siffler le metteur en scène ou le ténor dont ils n'ont pas apprécié les aigus, la programmation 2015-2016 de l'opéra de Paris n'empêchera pas grand-monde de dormir.

S'il y avait des spectables réellement nouveaux, sur des sujets actuels comme le conflit en Syrie, la farce tragi-comique de François H et Valérie T, les attentats commis par Anders Breivik ou encore l'affaire Dutroux, alors on aurait peut-être des articles dans les journaux, des manifs de cathos intégristes, des fatwas émises par des mollahs iraniens ou par Nancy Houston, que sais-je ? En bref, il y aurait du fun, de l'émotion, par la représentaiton artistique d'enjeux politiques ou sociaux qui nous touchent et nous parlent, comme il peut y en avoir dans d'autres domaines artistiques comme les arts plastiques ou le théâtre (Notons que l'opéra de Michel Fourgon sur la vie de Lolo Ferrari fait plutôt partie des exceptions qui confirment la règle).

Les metteurs en scène ont beau essayer toutes les outrances, comme une Traviata en Drag Queen transsexuelle ou un Lohengrin en motard néonazi dans une usine post-communiste désaffectée, cela nous fait plutôt sourire par le ridicule des contresens, plutôt que cela nous émeut par la justesse et l'actualité des interprétations. A force de vouloir se distinguer des soixante mises en scène déjà réalisées de Don Giovanni, certains finissent par faire tout et n'importe quoi, sans réveiller le public pour autant.

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S'il y avait des musiques réellement actuelles, avec des instruments électriques ou mixtes, des voix amplifiées et donc travaillées différement du chant lyrique, des compositeurs vivants, les spectateurs feraient peut-être autre chose que sommnoler gentiment. On verrait peut-être des fans de hard-rock ou de jazz envahir la Bastille pour telle ou telle production intégrant les artistes qu'ils chérissent. Au lieu de vouloir à toute force et contre toute logique intéresser "les jeunes" au "classique", on pourrait peut-être faire entrer de la musique vraiment jeune dans les murs de la citadelle, non ?

Oui, je le sais, j'ai bien noté, Stéphane Lissner a prévu une création par an sur les trois ou quatre prochaines saisons. C'est formidable, on ne peut que l'en féliciter, c'est beaucoup mieux que le très soporifique Nicolas Joël, et je serai sans doute parmi les premiers à y assister si je le puis. Mais c'est assez peu rapporté à une vingtaine de productions par saison. Le fait qu'un directeur d'opéra qui prévoit une création pour vingt spectacles, soit 4 ou 5% de son activité, soit classé parmi les "audacieux", suffit à exprimer le conservatisme étouffant qui règne dans les maisons d'opéra aujourd'hui.

En 2016 comme en 2015, il n'y a pas grand-chose de nouveau à voir ou à entendre à l'opéra. Affalé sur l'immense trésor de quatre siècles de répertoire, le dragon Fafner n'a pas fini de dormir...

(Illustration: Stefan Vinke (Siegfried) et Fafner. © Alan Alabastro photo. Une production du Ring de Wagner à l'opéra de Seattle)

Commentaires

1. Le mercredi 25 février 2015, 13:49 par David Le Marrec

Bonjour Patrick !

Sous des airs de provocation, il y a beaucoup de vrai : l'opéra ne se renouvelle pas. Néanmoins…

¶ Souhaiter amplifier massivement les chanteurs (ils le sont déjà, mais seulement comme mesure de confort dans les très grandes salles), c'est dissoudre l'opéra purement et simplement : c'est la seule chose qui le sépare de la comédie musicale qui n'en est qu'une autre forme avec voix amplifiées.
Au demeurant, effectivement, les compositeurs actuels, plutôt que de ressasser des livrets médiocres et prétentieux sur les malheurs de l'artiste, pourraient s'inspirer de l'immense plasticité des sujets de musical, depuis l'adaptation de films à succès (Rebecca de Levay & Kunze) jusqu'à l'exploration du vieillissement cérébral (Next to Normal de Yorkey & Kitt).

Il existe toutefois deux types de renouvellement à l'opéra :

¶ L'invitation de metteurs en scène issus du théâtre, qui n'hésitent pas à bousculer les œuvres. Ça n'existait pas il y a trente à quarante ans (où Strehler était considéré comme le comble de l'audace, parce qu'il invitait les chanteurs à bouger !), et ça change quand même un peu les choses : une nouvelle production ne ressemble pas à la précédente.

¶ Le répertoire se renouvelle, en réalité… mais plutôt dans le sens de l'exhumation d'œuvres du patrimoine qui ne sont plus jouées. On a ainsi des vents de nouveauté paradoxale, où l'on entend de « nouvelles » œuvres de Rameau, Donizetti, Gounod ou Schreker.

Cela permet au public d'entendre des choses différentes, à défaut d'être contemporaines — mais pourquoi faudrait-il absolument entendre du contemporain, alors que le temps a fait son office de filtre et nous permet de ne garder que le meilleur ?
Je l'admets, en raisonnant comme cela, le répertoire d'opéra n'est pas promis à un grand avenir, vu qu'on produit peu, donc moins de bonnes œuvres, que les compositeur ont par conséquent moins d'habitude d'en écrire, donc encore moins de bonnes œuvres…

¶ Et j'en viens à une question qui renverse votre perspective : si les compositeurs (la faute à ceux qui les choisissent ou aux compositeur eux-mêmes, je ne puis dire) écrivaient une musique intelligible, si les librettistes produisaient des choses moins prétentieuses et écrites avec les pieds, il y aurait sans doute un public…
Ça existe, d'ailleurs (j'avais proposé une liste ), mais ce ne sont pas forcément les gens embauchés par les institutions qui ont les moyens de commander un opéra, ni le chemin que choisissent les bons compositeurs qui doivent soudain en composer un. La négligence prosodique est un mal mortel, en l'occurrence.

2. Le jeudi 26 février 2015, 17:30 par Papageno

Cher David, je vous rejoins dans le dernier paragraphe: il existe aujourd'hui beaucoup d'initiatives très créatives dans le domaine du théâtre musical ou du théâtre chanté, de la voix mise en scène, amplifiée ou non, mais le plus souvent ce n'est pas dans les maisons d'opéra que ça se passe :)