Rencontre à trois (Tristan Murail, Robert Schumann, Marie Ythier)

Comme le compositeur Tristan Murail le reconnaît sans ambages, c'est la violoncelliste Marie Ythier qui a tenu a le marier avec Robert Schumann le temps d'un album. S'il admet son peu de goût pour la musique tonale, dont les cadences et formules toutes faites l'ennuient, Tristan Murail a tout de même apprécié dans les Fantasiestücke "le jeu entre le prévisible et l'imprévisible" qui est à la base de toute musique, quelle que soit l'époque et le style. C'est donc bien volontiers qu'il a adhéré au projet de celle qui avait si bien joué sa pièce Attracteurs étranges au Festival Messiaen des Pays de la Meije en 2017.

Comment se passe cette rencontre ? Introduisons le disque dans l'appareil et installons-nous bien confortablement pour l'écouter.

En guise de hors-d'oeuvre, les cinq Pièces dans le ton populaire de Schuman (Stücke im Volkston op. 102), pour violoncelle et piano, avec l'excellente Marie Vermeulin au piano. Ces deux musiciennes brillent dans le répertoire d'aujourd'hui comme dans celui d'hier. Est-ce pour cette raison que ces pièces ont une vraie fraîcheur, une vivacité qui nous donne l'impression de les entendre pour la première fois ? Le romantisme de Schumann aussi bien que son étonnante modernité (qui tient à cette inquiétude permanente, à cette tension qu'on ressent même dans les passages les plus tendres, comme s'il se tenait en permanence au bord du gouffre) y sont bien servis.

Nous entendons ensuite les Attracteurs étranges de Murail, pour violoncelle solo, composée en 1992. Pièce très virtuose, et c'est peu de le dire, qui explore abondamment les modes de jeu "exotiques" (sul. ponticello, harmoniques, micro-intervalles, pizzicatos de main gauche, etc). Et c'est là que la rencontre avec Schumann commence à se produire, car c'est le même archet, le même sens de la ligne. Sans se perdre dans la complexité technique, Marie Ythier fait chanter son instrument avec autant de naturel que dans Schumann. Une version très lyrique et engagée, sans aucune froideur, dont on comprend bien qu'elle ait séduit le compositeur. "On croit parfois atteindre un point d'équilibre; mais l'équilibre est instable et projette la musique dans un nouveau cycle d'oscillations" écrit-il dans le livret de cet album. Voilà qui n'est pas si éloigné de l'esthétique de Schumann, mutatis mutandi.

Samuel Bricault à la flûte la rejoint pour une autre pièce de Murail, Une lettre de Vincent (2018). Il s'agit de Vincent Van Gogh, dont Murail se souvient avoir vu la reproductions de lettres à son frère dans un livre pour enfants. Un petit motif de quatre notes évoquant la phrase "mon cher Théo" sera développé par petites touches quasi picturales. Comme c'est le cas dans les oeuvres récentes de Tristan Murail (celles que je connais du moins), le développement de lignes mélodiques lui donne une certaine tendresse, un lyrisme qui cependant ne cède jamais à la facilité.

Nous retrouvons Schumann avec les trois Fantasiestücke opus 73. Bien qu'écrites à l'origine pour clarinette et piano, ces pièces sont fréquemment jouées à l'alto ou bien au violoncelle, comme Schumann lui-même l'avait prévu. Il les a écrites en deux jours seulement, d'un seul jet. C'est d'abord une romance indiquée "doucement et avec expression", puis un mouvement plus vif et un finale endiablé "Rasch mit Feuer". L'unité tonale de ces trois pièces (la mineur, la majeur, la majeur) en fait presque une sonate qui commencerait par le mouvement lent. Les deux Marie (Ythier et Vermeulin) se régalent et nous régalent dans ces pièces pleines de fantaisie et de tendresse inquiète.

Retour à Tristan Murail avec une pièce de circonstance écrite pour un mariage, et à l'origine pour alto seul: C'est un jardin secret, ma soeur, ma fiancée, une fontaine close, une source scellée... Nous avions évoqué cette pièce dans le Journal de Papageno. Une belle pièce qui cherche a exploiter l'ambiguïté, la zone frontière entre les sons harmoniques et les sons "ordinaires", et fait usage de la grande liberté rythmique qu'on a par nature dans une pièce pour instrument seul. Marie Ythier la joue avec poésie et délicatesse, et toujours avec ce grand sens de la ligne qui fait merveille dans ce type de répertoire [on peut écouter et regarder une version de concert de cette pièce dans cette vidéo]

La dernière partie du disque est ma préférée, celle où la rencontre se joue. Il s'agit des Scènes d'enfants de Schumann (opus 15), revisitées par Tristan Murail. Le compositeur français ajoute une flûte et un violoncelle pour transformer les pièces pour piano seul en trios. Cependant il ne l'a pas fait à la manière des arrangements qui étaient populaires au XIXe (et qui en l'absence de toute machine, tenaient lieu de MP3 pour diffuser la musique dans tous les salons bourgeois). Il travaille plutôt comme un ingénieur du son qui s'amuserait avec les potards d'un filtre analogique "vintage". Ainsi passés à la moulinette, les scènes d'enfant de Schumann sonnent d'une façon plus contemporaine, c'est indéniable. Plus proches et plus lointaines à la fois. Leur étrangeté, l'inquiétude schumannienne dont nous parlions tout à l'heure, est démultipliée par cette instrumentation insolite mais très intelligente et sensible.

Je ne résiste pas au plaisir de vous faire écouter un tout petit extrait de ces Scènes d'Enfants (le numéro 9 "chevaliers sur des chevaux de bois"):

Que nous pouvons comparer avec la version originale (par Maria Joao Pires dans un bel album paru chez Apex)

Vous me connaissez, chères lectrices. Vous savez que je apprécie les classiques lorsqu'on leur donne la possibilité de dialoguer avec la création. Vous comprendrez sans peine ma joie devant ce bel album qui réunit deux compositeurs que j'aime de la plus belle des manières. Et qui permettra à certains de ré-écouter Schumann, et à certaines de découvrir Murail, pour peu que les uns et les autres l'abordent sans préjugés.