Que je m'ennuie...

Le texte d'abord:

   Que je m'ennuie entre ces murs tout nus
         Et peints de couleurs pâles
   Une mouche sur le papier à pas menus
         Parcourt mes lignes inégales

   Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur
         Toi qui me l'as donnée
   Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
         Le bruit de ma chaise enchaînée

   Et tous ces pauvres coeurs battant dans la prison
         L'Amour qui m'accompagne
   Prends en pitié surtout ma débile raison
         Et ce désespoir qui la gagne

(Guillaume Apollinaire, septembre 1911)

La musique ensuite:

(Jacques L'Oiseleur des Longchamps, baryton; Mary Olivon, piano; enregistré le 22 juin 2008 salle Cortot)

Le verdict du jury: non reçu pour le diplôme de composition de l'ENM. Après un premier moment de surprise et de déception, je dois bien avouer que le jury a raison. Il s'agit pour ce diplôme d'acquérir un savoir concernant les techniques d'écritures employées aujourd'hui, et de prouver qu'on l'a acquis, en écrivant des choses qui n'ont pas à être forcément très jolies mais techniquement bien construites, suffisamment touffues et complexes pour démontrer l'habileté du compositeur.

Or ma formation et ma culture sur la musique du XXe (et du XXIe !) siècle est encore tout à fait incomplète, et pis encore dans ces mélodies je n'ai pas cherché à faire étalage de certaines techniques que je connais et que je maîtrise malgré tout. J'ai plutôt cherché une musique en accord avec le texte, qui respecte notamment l'ambigüité de l'écriture d'Apollinaire, poète archaïsant et moderne à la fois (lire par exemple Apollinaire entre deux mondes de Pierre Brunel). Ces poèmes sont faits avec très peu de mots, et mes mélodies avec très peu de notes. Elles plaisent aux interprètes, à qui elles laissent de la place pour s'exprimer, et au public, qui aime les choses simples. Elles ne plaisent pas aux compositeurs, qui aiment les choses stimulantes intellectuellement.

Parmi les circonstance atténuantes, je pourrais invoquer celles liées à mon boulot d'informaticien qui me laissent 2 jours 1/2 par semaine dans le meilleur des cas pour travailler la composition. C'est peu, mais Bach, Mozart, Grieg ou Rimsky-Korsakov, pour ne citer qu'eux parmi des centaines, ne disposaient pas de davantage de temps pour composer. Pas d'amertume cependant: je garde de cet année un bilan très positif. Ce que j'écris aujourd'hui n'a rien à voir avec ce que j'écrivais il y a un an, et j'espère bien continuer à travailler et à progresser.

Soyez audacieux ! nous a ordonné le président du jury, tout en nous encourageant à étudier davantage les (autres) compositeurs contemporains. Voilà peut-être ce que je n'avais pas compris tout à fait: l'enjeu n'est pas uniquement de se faire plaisir et d'écrire des choses qu'on aurait écrit tout seul de toute façon, mais bien de se remettre en question, d'essayer de nouvelles techniques, quitte à écrire des choses qui résistent moins bien au test du copier-coller.

Dont acte.

Binet, Les Bidochon tome 12

Commentaires

1. Le mardi 24 juin 2008, 08:26 par DavidLeMarrec

Je ne peux que saluer votre lucidité, en un si court moment, c'est impressionnant.

Je comprends tout à fait qu'un jury n'y ait pas trouvé son compte en termes de démonstration de maîtrise.

En revanche, en tant qu'auditeur, j'apprécie beaucoup le placement de cette mélodie dans la filiation d'une école mélodie française manifestement bien connue (on nage dans le coin Poulenc-Auric-Honegger, côté références, non ?). Très agréable à écouter, mais effectivement, absolument pas une démonstration en quoi que ce soit.

De toute façon, à ma connaissance, les différents cours sont dévolus à des chapelles opposées : composition vaut pour la musique d'esthétique contemporaine (voire franchement atonale), écriture est plutôt tenue par des néotonals et autres postmodaux. C'était sans doute prévisible.


Alors, surtout pas de découragement, et surtout merci de nous en avoir fait profiter ! Félicitations aux interprètes, beaucoup de relief et de séduction (la profondeur du piano est très impressionnante, notamment).

2. Le mardi 24 juin 2008, 08:32 par DavidLeMarrec

J'oubliais : je suis d'accord pour les problèmes d'intelligibilité, mais après tout on peut écouter de la musique pour d'autres paramètres que la mélodie et l'harmonie traditionnelle, pour des textures par exemple (ce qui explique la proximité fréquente des amateurs de Boulez et Dusapin avec le postrock entre autres).

Le test du copier-coller est un peu méchant... Je suis d'autant plus circonspect que je me doute bien qu'il est redoutablement efficace, mais le biais est qu'il traduit plus la méconnaissance de l'auditeur que le manque de qualité de la pièce.

Cela dit, je suis tout à fait d'accord pour regretter que les compositeurs vivants ne fassent pas si souvent d'efforts d'intelligibilité, en inventant des langages toutes la journée que le pauvre hère qui écoute de la musique en rentrant du boulot n'a pas le temps d'assimiler - surtout qu'ils diffèrent radicalement d'un compositeur à l'autre.
Cela va aussi de pair avec une mise à l'écart des amateurs (car les pièces sont pour des effectifs impossibles, d'une grande difficulté technique et peu gratifiantes à travailler), qui me met régulièrement en colère, elle - comme si la musique était une jolie vitrine que seuls les pros auraient le droit de toucher.

3. Le mardi 24 juin 2008, 09:27 par Coren

Elle est terrible, la référence Binet :).

4. Le mardi 24 juin 2008, 12:46 par Papageno

Effectivement Poulenc a fait des mélodies sur des textes d'Apollinaire mais je ne les ai jamais entendues (une autre trou dans ma culture...)

Quant au test du copier-coller nous aurons l'occasion d'en reparler, notamment dans prochain billet sur le "Schönberg" de Charles Rosen. Sur ce point-là comme sur d'autres, ce journal pose des questions, mais n'apporte pas de réponses toute faites !

@Coren: Binet, les Bidochons tome 12 (c'est le patron d'une chaîne de télé en perte d'audimat qui parle à ses directeurs d'émissions).

5. Le lundi 1 septembre 2008, 18:58 par Itamis

Je tombe des nues... Je pensais qu'au XXIe, on en était revenu de cette vieille notion schönbergienne que pour être moderne il faut être novateur et résolument atonal. On ne peut de toute évidence pas inventer un nouveau langage musical tous les mois pendant des siècles (enfin... peut-être que si ; la loi des probabilités...). Qu'y a-t-il de dégradant à reprendre ce qui s'est fait de mieux dans l'histoire de la musique, se l'approprier et faire quelque chose de personnel sur cette base ? N'est-ce pas ce qu'ont fait tous les compositeurs jusqu'au XXe siècle ? Mais il est vrai qu'il est de bon ton de mépriser Arvo Pärt parce qu'il s'abaisse à utiliser un langage tonal...

Personnellement, j'ai beaucoup apprécié votre mélodie, qui m'a beaucoup touché. Bravo également aux interprètes.

Continuez à vous faire plaisir sans vous prendre la tête avec des théories sur ce que devrait être la musique contemporaine. Le vrai verdict, c'est l'intérêt des auditeurs.

6. Le lundi 1 septembre 2008, 21:36 par Papageno

Itamis,

J'ai un collègue qui a présenté des œuvres tonales et qui a été reçu, donc le débat tonal/atonal qui ne se réduit pas à une alternative binaire d'ailleurs n'est pas le seul facteur qui intervenait.

D'autres personnes présentes m'ont dit que ma musique était plus "lyrique" ou "mélodique" et que celle des autres candidats
était plus "virtuose", plus "technique", voire plus "scolaire", je reprends tels quels les termes que j'ai entendus.

Je n'ai pas de raison particulière de penser que le jury n'a pas fait sérieusement son travail ou qu'il a jugé uniquement sur des critères idéologiques (tonal vs atonal, etc). C'est un fait que j'ai encore beaucoup à apprendre sur toutes les techniques de composition, harmonie tonale modale ou atonale, contrepoint, structure.

Les encouragements des auditeurs et des interprètes me font chaud au coeur mais pour l'instant ce que j'écris ne me satisfait moi-même qu'à moitié.