Le Roi Arthus au Paradis ?

Je cherche non seulement à rendre mes personnages plus vivants, à les faire mieux parler et plus clairement, tout en les maintenant dans cette vérité spéciale de la vérité artistique, qui n'a aucun rapport avec la vérité naturaliste (Ernest Chausson, lettre à Paul Poujaud, juin 1889)

L'histoire du Roi Arthus d'Ernest Chausson est emblématique des difficultés que peut rencontrer un compositeur, si doué et travailleur soit-il, pour trouver la reconnaissance qu'il mérite. Après avoir consacré dix ans de sa vie à écrire son unique opéra, et puis quatre ans à essayer de le fourguer sans succès à tous les chefs d'orchestre et tous les directeurs d'opéra d'Europe, Chausson est mort en 1899 sans avoir pu assister à la création du Roi Arthus. Notons au passage que son éditeur, Choudens, loin de l'aider, lui a mis des bâtons dans les roues en s'opposant à la création à Madrid ou à Prague sans réussir pour autant à obtenir une création parisienne. Après le décès de Chausson c'est Vincent d'Indy qui réussit à persuader les nouveaux directeurs de la monnaie de Bruxelles de créer Le Roi Arthus, en 1903. Et ce n'est que cent vingt ans après sa complétion qu'il entre enfin au répertoire de l'Opéra de Paris ! 

Lorsqu'on sait qu'il s'agit d'un opéra majeur de cette époque, qu'on ne peut comparer qu'à Pelléas et Mélisande, c'est incompréhensible et même scandaleux. Au passage notons tout ce que cela implique pour ceux et celles qui croieraient naïvement que le jugement de la postérité est toujours équitable, et que la critique comme les organisateurs de concerts savent repérer les chefs-d'oeuvre de façon infaillible et optimale. C'est faux, bien sûr ! Les musiciens, et plus encore les responsables d'institutions culturelles, sont victimes d'esprit grégaire, de manque d'audace et de curiosité. Ainsi beaucoup d'oeuvres mineures de Beethoven sont jouées plus souvent que des oeuvres majeures de ses contemporains, simplement parceque la marque "Beethoven" y est associée. Autre exemple fameux, la 37e symphonie de Mozart qui est beaucoup moins jouée depuis qu'on sait qu'elle fut en réalité écrite par Michel Haydn. Mozart ayant recopié la symphonie et ajouté quelques mesure d'introduction lente, la supercherie n'a été découverte qu'en 1907. Bien entendu les musicologues qui vantaient le charme mozartien de cette symphonie se sont alors mis à la trouver faible et sans grand intérêt. Fermons la parenthèse.

La question que tout le monde se posait en 1903, à en croire les compte-rendu de Fauré ou Dukas: est-ce que c'est une pâle copie de Trisan et Isolde, ou pas ? Cette question a également beaucoup hanté Ernest Chausson, comme on peut le voir dans sa correspondance:

Il y a surtout cet affreux Wagner qui me bouche toutes les voies. Je me fais l’effet d’une fourmi qui rencontre une grosse pierre glissante sur son chemin. Il faut faire mille détours avant de trouver un passage. J’en suis là. Je cherche. J’ai même de la patience et quelque peu d’espérance.

En 2015, voici mon sentiment sur la question: premièrement le Roi Arthus n'est pas tellement wagnérien, et deuxièmement, s'en fiche un peu, non ? Je comprends parfaitement que la question passionnait les compositeurs français de cette époque (et c'est Debussy qui a su leur montrer une voie radicalement nouvelle qui s'est montrée très féconde), mais aujourd'hui elle n'a pas la même importance, elle est devenue sans enjeu. Pour revenir sur le premier point, une des caractéristiques de Wagner est la répétition, l'insistance sur les mêmes motifs, avec parfois une lourdeur toute germanique. Point de redites chez Chausson, et malgré la richesse du contrepoint, beaucoup d'effets de transparence qui s'approchent de l'impressionisme davantage que du wagnérisme.

L'orchestre tient une place très important dans le roi Arthus: préludes, interlude et postludes viennent poser le décor, peindre les sentiments des personnages et la progression de l'action. Je remarque des solos inhabituels aux instruments graves: tuba, clarinette contrebasse, mais également de très beaux solos d'altos interprétés par Laurent Verney j'ai l'impression. Emporté avec énergie par Philippe Jordan, l'orchestre de l'opéra donne le meilleur de lui-même c'est un régal à entendre de bout en bout.

On ne peut pas en dire autant de la mise en scène: les moyens considérables de l'opéra de Paris sont ici mis au service d'une vision singulièrement étriquée et sans envergure de l'opéra. Où est la Bretagne qui fait rêver avec ses forêts enchantées, ses tempêtes, ses rochers de granit, son océan ? Elle est tout entière réfugiée dans la fosse d'orchestre, ce qui se passe sur le plateau étant d'une prévisible banalité. On comprend que le metteur en scène ait voulu éviter le côté kitsch des cottes de mailles, pont-levis et robes de princesses moyenâgeuses, mais ce qu'il propose en échange ne fait pas beaucoup rêver et semblerait plus adapté à une comédie musicale sur La petite maison dans la prairie qu'à l'opéra de Chausson.

Du point de vue du livret, la différence majeure avec Tristan et Isolde est la focalisation sur le roi Arthus: les amours adultérines de Lancelot et Genièvre tiennent une place importante mais pas centrale dans l'oeuvre. Les personnages de Lancelot et Genièvre (magnifique Sophie Koch) sont ambigus, prisonniers de violentes passions contradictoires donc le choc les écrasera. Mais le plus grand drame est au fond celui d'Arthus qui se voit confronté non seulement à la vieillesse et à la mort mais aussi à la trahison de ses proches et à la destruction de tout ce qu'il a voulu construire avec les chevaliers de la Table Ronde, par le déchaînement des passions et des luttes fratricides entre Mordred et Lancelot. Le fond du désespoir semble atteint au troisième acte lorsque le roi ne peut que s'écrier:

Genièvre ! Lancelot ! Et morts tous les deux !
Ceux que j'aimais le plus au monde
Impitoyablement ont déchiré mon coeur.
Mais la blessure est trop profonde;
Je n'ai plus rien d'humain que ma douleur.
Tout, tout s'écroule à la fois, tout s'effondre
L'oeuvre de ma vie est brisée.
Au cri de mon coeur blessé
Nul coeur ne peut plus répondre.

Lancelot n'est pas encore mort pourtant, il reprend conscience et propose à Arthus de le tuer pour venger son honneur. Celui-ci répond, désabusé:

Mon honneur ! Crois-tu donc qu'il dépende
D'un autre que moi-même ?
Sans doute l'heure est venue
Où je vais quitter ce monde
Hélas sans regrets

avant de se tourner vers Dieu:

Seigneur, Seigneur, je suis sans forces entre vos mains
Mon courage est vaincu je n'ai plus d'espérance
Dans un sommeil sans lendemain
Endormez, s'il le peut, endormez ma souffrance

Dans le moment le plus beau de l'opéra selon moi, un choeur venu du ciel vient consoler Arthus, la musique s'éclaircit tout en gardant quelque chose de sombre: 

Arthus, ô noble victime
Jouet d'un rêve éternel
Viens. Le monde fut cruel
Pour ton âme trop sublime

Le sort trompa les desseins
Ton oeuvre chancelle et croule
Dans l'inévitable houle
Qui roule tous les humains

Ton oeuvre écroulée est belle.
Ceux-là seuls sont de héros
Qui luttèrent sans repos
Pour la Justice éternelle.

Mais quand viendra le réveil
Tu déchireras les voiles
Et le front mitré d'étoiles
Tu descendras du soleil.

Comme un sublime manoeuvre,
Sur terre tu reviendras
Pour reprendre ta grande oeuvre
Et livrer de fiers combats

Arthus ! Sur ton front royal
Qu'a dédaigné la victoire
Plane la suprême gloire
D'avoir cru dans l'idéal.

Comment ne pas voir dans ce roi Arthus un autoportrait d'Ernest Chausson, de ses souffrances, de son travail acharné et quasiment sans espoir, et de la reconnaissance qu'il trouve au-delà de la mort ? Ce troisième acte m'a ému aux larmes et sa conclusion orchestrale, pianissimo, est un des plus beaux moments de musique que j'ai entendu dans ma vie. Après un long purgatoire, la musique de Chausson a-t-elle atteint le paradis ?