Comment écrire une symphonie avec trois notes (remarques sur la Cinquième de Vaughan Williams)

La scène se passe à Londres en novembre 1937. Tandis qu'un brouillard épais et glacé recouvre la ville, dans l'ambiane feutrée et capitonnée du St Regent Composer's Club, le digne Sir Vaughan-Williams finissait un excellent whisky écossais en compagnie de son vieil ami David S, musicologue. Partie des sujets d'actualité, la conversation arriva sur la musique dodécaphonique:

- Mais si, je vous assure ! Ce musicien allemand qui a fui les nazis comme tant d'autres, et s'appelle Arnold Schoenberg, prétend qu'une série de 12 notes suffit à engendrer toute la musique. Et que le nouveau procédé de composition qu'il a inventé va régner sans partage pour les cent ans à venir. 12 notes, seulement, c'est incroyable.

Rubbish ! 12 notes, c'est beaucoup trop, on n'a pas besoin d'un matériau de départ aussi fourni...

- Mon ami, auriez-vous perdu la tête ? Vous prétendez qu'on peut faire moins encore ?

- À dire vrai, cher David, même 6 notes c'est encore beaucoup trop, dit Ralph Vaughan-Williams avec le fin sourire de celui qui a compris une bonne blague mais se gardera bien de vous l'expliquer.

- Je ne vous suis pas, et pourtant je connais vos compositions mieux que quiconque ! Que faut-il donc pour écrire un quatuor, ou disons plutôt, une symphonie ?

- Eh bien... le regard de Vaughan-Williams se fit soudain rêveur, comme si l'inspiration commençait à le visiter... je vous parie qu'avec 3 notes seulement, je puis écrire une symphonie entière

Three notes ? Thanks Goodness ! This is madness !

Et pour corser le pari, je vais choisir ces notes ici même, devant vous.

Hélant le maître d'hôtel, le compositeur britannique lui demanda:

- Georges, mon ami, je crois bien savoir que vous avez trois neveux ?

- Oui, monsieur

- Pourrais-je pousser l'impolitesse jusqu'à vous demander leurs prénoms ? N'y voyez rien de personnel, il s'agit d'un simple pari.

- Charles, Dwight, et Fanny, monsieur

- Merci infiniment, Georges. Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous venez de me rendre service.

Grifonnant une portée de 5 lignes sur une serviette en papier, Ralph Vaughan-Williams nota les trois notes Do, Ré, Fa (C, D, F) et tendit la serviette à son ami perplexe.

Cette histoire parfaitement authentique, qui m'a été rapporté par l'ex-petite amie de l'arrière-petit-fils du maître d'hôtel en question, est d'une importance musicologique capitale car elle éclaire la construction de cette symphonie d'un jour nouveau. Elle nous permet également de montrer le travail du compositeur dont la réalité quotidienne est bien loin de correspondre aux poncifs romantiques sur l'inspiration et le génie.

Ce fameux motif, tel que Vaughan-Wliiams l'utilise dans la Cinquième Symphonie, se compose de deux intervalles plutôt que de trois notes: la quarte et la seconde majeure.

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La tierce mineure n'apparaît en quelque sorte que par accident, ou plutôt comme combinaison des deux premiers. Ce que nous allons voir surtout c'est l'incroyable diversité des couleurs, des lignés mélodiques et des textures que Ralph Vaughan-Wliiams construit avec cette cellule de base.

Les minutages des exemples que nous fournissons sont relatifs à cette vidéo réalisé lors du festival BBC Proms où la symphonie ne commence qu'à 1:43. Au tout début de la symphonie, on entend l'appel de deux cors au-dessus d'une pédale de do:

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Les commentaires ont bien sûr souligné l'ambiguïté tonale (est-on en do ? en ré ? en sol ? en la mineur ? dans un mode mixolydien ?) mais ce n'est pas le plus important. En fait, comme Bartok ou Strawinsky, Vaughan Williams utilise dans cette symphonie des couleurs harmoniques qui sont engendrées par le travail sur les motifs, et non par un schéma de progression tonale comme c'est le cas dans la musique classique et romantique. Donc on s'en fiche un peu de savoir si on est en do ou en ré, en mineur ou en majeur, ou dans un autre mode. Ce qui compte en revanche est la quarte augmentée ou triton (do-fa#) qui sonne comme une question.

Cette question, ce sont les violons qui y répondent à 1:53 avec un motif mélodique composé de ... ? Je vous le donne en mille ! des quartes et des secondes majeures:

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La parenté avec le motif générateur do-ré-fa est évidente, mais il faut noter également la grande liberté du compositeur qui décompose et recompose ce motif, semble jouer avec (et avec les oreilles de l'auditeur: la quarte est un intervalle très caractéristique que même les jeunes enfants ou les animaux peuvent reconnaître, ainsi que des expériences l'ont montré: je prétends donc que même un auditeur qui n'a pas la moindre notion de solfège pourra identifier ce travail sur les motifs).

Ces premières mesures baignent dans une atmosphère méditative savamment créée par plusieurs élements: une longue note-pédale aux basses, des motifs très simples et une orchestration très dépouillée, des harmonies "vides" (le "mi" qui formerait une tierce avec la note de basse est soigneusement évité). Un certain parallèle avec le début de la première de Malher est possible

Après cette petite mise en bouche, nous entendons notre fameux motif C-D-F (à 2:22) dynamisé par un rythme pointé, prolongé par un ligne mélodique descendante à base de quartes et secondes majeures, présenté en canon:

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Après un long début en ré mineur (sans contradiction avec le fa# entendu initialement au cor), lorsqu'on module brusquement en fa mineur à 3:51, on retrouve sous forme de  secondaire au cor et basson:

8.pngUn motif proche de celui des violons au tout début, à base de quarte et de seconde majeure, bien entendu.

Le plan général de ce premier mouvement est une forme sonate bi-thématique, et nos lectrices sont bien trop avancées en analyse pour qu'il soit nécessaire de détailler son plan. Nous remarquerons simplement que le deuxième thème (4:54) est bien sûr une autre variation, en mi majeur, sur le même motif fondamental:

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Plus loin lors d'un passage plus énigmatique en do mineur naturel (c'est à dire avec un septième degré abaissé, vous suivez toujours dans le fond ?), on retrouve bien sur notre motif favori, utilisé non plus pour construire des mélodies mais pour fabriquer une texture polyphonique aux cordes. Une sorte d'équivalent musical des pavages de M.C. Escher si vous voulez, dont voici un fragment:

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Un peu plus loin, dans un passage en fa# mineur à 7:43, le même motif apparaît à la fois dans la ligne mélodique confiée aux bois et dans la texture des cordes:

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Mais vous commencez à le reconnaître du premier copu d'oeil ou d'oreille, il est donc inutile que je donne une liste de toutes ces métamorphoses.

Fort bien, me direz-vous, mais ça n'est que le premier mouvement ! Engendrer les thèmes principaux et secondaire d'un allegro de forme sonate à partir du même motif de base, c'est ce que fait Beethoven dans sa Cinquième avec le célèbre pom-pom-pom-pom, non ? Bien sûr vous avez raison, quelle comparaison judiciseuse. Mais jetons un coup d'oeil au scherzo qui commence en 13:30:

9.pngDes quartes, et puis notre motif do-ré-fa (transposé d'un ton: ré-mi-sol). Bingo ! Mais ce n'est pas tout. Alors que l'unisson des cordes s'est progressivement transformé en une riche texture polyphonique, toujours pianissimo et en sourdine, une ligne mélodique apparaît aux bois (13:50), se détachant très nettement de la masse fluide des cordes:

10.pngCe sont non pas une mais deux occurences de notre motif fétiche qu'on reconnaît: mi-sol-la (on ignore le fa qui n'est là que pour du remplissage mélodique) et la-do-ré (avec une inversion de la tierce en sixte pour tromper l'ennemi). Re-bingo !

Comme de juste, notre ami Ralph a également utlisé ce motif pour des fusées descendantes rapides:

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L'ensemble a une couleur pentatonique (basée sur la gamme la-do-ré-mi-sol) mais à mon humble avis cela ne provient pas d'une volonté de donner une couleur orientale ou exotique mais plutôt du travail motivique et contrapunctique qui engendre naturellement ces harmonies. Elles sont fortement consonnantes mais pas vraiment tonales: on trouve d'ailleurs dans cette symphonie fort peu de formules toutes faites comme des cadences parfaites, quartes et sixtes, préparation ou résolution de septièmes et neuvièmes. Mais là je sens que l'attention de certains d'entre vous se relâche avec ces considérations techniques. Rien de tel que l'intervention inopportune et quelque peu nasillarde du hautbois et du cor anglais à 14:25 pour nous réveiller:

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Intéressant ! Voilà enfin un motif qui semble échapper à ... en fait il n'y échappe pas vraiment, c'est une diminution de notre motif sous la forme fa bémol - mi bémol - do. La quarte diminuée, voilà un intervalle qu'on pourrait croire réservé au manuels de solfège pour un usage purement académique mais il semble bien dans le cas présent le motif principal reste assez clairement discernable à l'oreille après cette altération. C'est particulièrement clair à un endroit comme 16:44 où le motif avec quarte diminuée est suivi du motif avec quarte juste. On peut analyser ce massage comme une harmonie de do mineur et majeur mélangés, mais selon moi ce serait passer à côté de l'essentiel. Encore un point gagnant pour Vaughan Williams ! La démonstration est magistrale et brillante, c'est un vrai feu d'artifice qu'il fait jaillir de ces trois notes. Exercice laissé au lecteur: recenser tous les thèmes secondaires du scherzo et montrer comment ils sont apparentés au motif principal. 

Nous voici parvenu au début du mouvement lent. Les cordes divisées en pas moins de 16 parties énoncent le début d'un choral pianissimo:

13.pngNous voici dans un autre monde, me direz-vous, bien loin de ce jeu motivique avec trois notes ! Oui, mais regardez la ligne des contrebasses: do-la-sol. Et l'harmonie s'explique comme trois accords parfaits sous forme fondamentale: do (majeur), la (majeur), sol (mineur). Un hasard ? Franchement, le hasard, vous y croyez encore, après tout ce que je vous ai montré ? Et vous croyez aussi au père Noël ? Et au fonctionnement démocratique de la Commission Européenne ?

Cela étant dit, le mouvement lent comporte en fait le seul thème saillant qui ne soit pas relié au motif principal. Il s'agit en fait d'un emprunt à l'opéra Pilgrim's Progress (19:15 au cor anglais) qui se trouve en quelque sorte invité dans la Romance. La majeure partie de celle-ci n'en est pas moins constitué d'un magnifique travail polyphonique avec les cordes, dont tous les motifs sont construits avec des quartes et des secondes majeures. De la belle ouvrage, vraiment, et là encore on voudrait citer chaque mesure ou presque.

Et lorsque les violoncelles démarrent la Passacaille qui constituent le mouvement final, le thème de celle-ci a comme un air familier à nos oreilles, bien que nous le découvrions. C'est un peu comme faire connaissance de la soeur d'une personne que nous connaissons bien, son visage nous rappelle immédiatement quelque chose:

14.pngainsi que le thème des violons:

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Lors de la création de cette belle symphonie, dédiée "sans permission" à Jean Sibelius, Ralph Vaughan Williams connut un franc succès (qui ne s'est pas démenti depuis) et il fut gratifié d'une chaleureuse poignée de main de son ami musicologue qui reconnut humblement: vous aviez raison, cher ami ! Je n'ai jamais eu autant de joie à perdre un pari.

Ce qu'il me paraît important de souligner avant de conclure est que la génération de ces motifs n'obéit pas à quelque règle fixée à l'avance et appliquée de façon mécanique (ainsi qu'on pourrait le faire avec un programme informatique). Au contraire, Vaughan Williams utilise ce motif de base avec la plus grande liberté: à l'endroit, à l'envers, mélangé, comme une harmonie, comme une mélodie ou comme élement de construction d'une texture. Il ajoute des notes, renverse ou altère les intervalles, selon ce que son instinct lui dicte. Il en résulte une famille de thèmes qui sonnent de façon naturelle et élégante tout en gardant un air de famille très prononcé. L'impression d'unité qui saisit l'auditeur d'un bout à l'autre de ces 40 minutes de voyage musicale ne doit rien au hasard, et tout au travail méthodique mais inventif d'un artiste. Le plus bel hommage qu'on puisse lui rendre est peut-être d'arrêter là notre bavardage, et de faire silence pour l'écouter vraiment.